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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/336

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diſtinctes & confuſes. Liv. II.

miére de ces choſes, met de la confuſion dans nos propres ſentimens & dans les raiſonnemens que nous faiſons en nous-mêmes, & la dernière dans nos diſcours & dans nos entretiens avec les autres hommes. Mais comme j’ai traité plus au long, dans le Livre ſuivant, des Mots & de l’abus qu’on en fait, je n’en dirai pas davantage dans cet endroit.

§. 13.Nos Idées complexes peuvent être claires d’un côté, & confuſes de l’autre. Comme nos Idées complexes conſiſtent en autant de combinaiſons de diverſes Idées ſimples, elles peuvent être fort claires & fort diſtinctes d’un côté, & fort obſcures & fort confuſes de l’autre. Par exemple, ſi un homme parle d’une figure de mille côtez, l’idée de cette figure peut être fort obſcure dans ſon Eſprit, quoi que celle du Nombre y ſoit fort diſtincte ; de ſorte que pouvant diſcourir & faire des démonſtrations ſur cette partie de ſon Idée complexe qui roule ſur le nombre de mille, il eſt porté à croire qu’il a auſſi une idée diſtincte d’une Figure de mille côtez, quoi qu’il ſoit certain qu’il n’en a point d’idée préciſe, de ſorte qu’il puiſſe diſtinguer cette Figure d’avec une autre qui n’a que neuf cens nonante neuf côtez. Il s’eſt introduit d’aſſez grandes erreurs dans les penſées des hommes, & beaucoup de confuſion dans leurs diſcours, faute d’avoir obſervé cela.

§. 14.Il peut arriver bien du deſordre dans nos raiſonnemens pour ne pas prendre garde à cela. Que ſi quelqu’un s’imagine avoir une idée diſtincte d’une Figure de mille côtez, qu’il en faſſe l’épreuve en prenant une autre partie de la même matiére uniforme, comme d’or ou de cire, qui ſoit d’une égale groſſeur, & qu’il en faſſe l’épreuve en prenant une autre partie de la même matiére uniforme, comme d’or ou de cire, qui ſoit d’une égale groſſeur, & qu’il en faſſe une figure de neuf cens nonante neuf côtez. Il eſt hors de doute qu’il pourra diſtinguer ces deux idées l’une de l’autre par le nombre des côtez, & raiſonner diſtinctement ſur leurs différentes proprietez, tandis qu’il fixera uniquement ſes penſées & ſes raiſonnemens ſur ce qu’il y a dans ces idées qui regarde le nombre, comme que les côtez de l’une peuvent être diviſez en deux nombres égaux, & non ceux de l’autre, &c. Mais s’il veut venir à diſtinguer ces idées par leur figure, il ſe trouvera d’abord hors de route, & dans l’impuiſſance, à mon avis, de former deux idées qui ſoient diſtinctes l’une de l’autre, par la ſimple figure que ces deux piéces d’or préſentent à ſon Eſprit, comme il ſeroit, ſi les mêmes piéces d’or étoient formées l’une en Cube, & l’autre dans une figure de cinq côtez. Du reſte, nous ſommes fort ſujets à nous tromper nous-mêmes, & à nous engager dans de vaines diſputes avec les autres au ſujet de ces idées incompletes, & ſur-tout lorſqu’elles ont des noms particuliers & généralement connus. Car étant convaincus en nous-mêmes de ce que nous voyons de clair dans une partie de l’Idée ; & le nom de cette idée, qui nous eſt familier, étant appliqué à toute l’idée, à la partie imparfaite & obſcure auſſi bien qu’à celle qui eſt claire & diſtincte, nous ſommes portez à nous ſervir de ce nom pour exprimer cette partie confuſe, & à en tirer des concluſions par rapport à ce qu’il ne ſignifie que d’une maniére obſcure, avec autant de confiance que nous le faiſons à l’égard de ce qu’il ſignifie clairement.

§. 15.Exemple de cela dans l’Eternité. Ainſi, comme nous avons ſouvent dans la bouche le mot d’Eternité, nous ſommes portez à croire, que nous en avons une idée poſitive & complete, ce qui eſt autant que ſi nous diſions, qu’il n’y a aucune partie de cette durée qui ne ſoit clairement contenue dans notre idée. Il eſt vrai