Aller au contenu

Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/377

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
334
Des Termes généraux. Liv. III.

peuvent ou ne peuvent pas être faites dans un Cheval, ou dans le Plomb, ſans que l’une ou l’autre de ces choſes ſoit d’une autre Eſpèce. Si nous terminons les Eſpèces de ces Choſes par nos Idées abſtraites, il eſt aiſé de réſoudre cette Queſtion ; mais quiconque voudra ſe borner en cette occaſion à des Eſſences ſuppoſées réelles, ſera, je m’aſſure, tout-à-fait déſorienté, & ne pourra jamais connoître quand une Choſe ceſſe préciſément d’être de l’eſpèce d’un Cheval, ou de l’eſpèce du Plomb.

§. 14.Chaque Idée abſtraite diſtincte eſt une Eſſence diſtincte. Perſonne, au reſte, ne ſera ſurpris de m’entendre dire, que ces Eſſences ou Idées abſtraites qui ſont les meſures des noms & les bornes des Eſpèces, ſoient l’Ouvrage de l’Entendement, ſi l’on conſidére qu’il y a du moins des Idées complexes qui dans l’Eſprit de diverſes perſonnes ſont ſouvent différentes collections d’Idées ſimples ; & qu’ainſi ce qui eſt Avarice dans l’Eſprit d’un homme, ne l’eſt pas dans l’Eſprit d’un autre. Bien plus, dans les Subſtances dont les Idées abſtraites ſemblent être tirées des Choſes mêmes, on ne peut pas dire que ces Idées ſoient conſtamment les mêmes, non pas même dans l’Eſpèce qui nous eſt la plus familiére, & que nous connoiſſons de la maniére la plus intime : puiſqu’on a douté pluſieurs fois ſi le fruit qu’une femme a mis au Monde étoit homme, juſqu’à diſputer ſi l’on devoit le nourrir & le baptiſer : ce qui ne pourroit être, ſi l’Idée abſtraite ou l’Eſſence à laquelle appartient le nom d’homme, étoit l’ouvrage de la Nature, & non une diverſe & incertaine collection d’Idées ſimples que l’Entendement unit enſemble, & à laquelle il attache un nom, après l’avoir renduë générale par voye d’abſtraction. De ſorte que dans le fond chaque Idée diſtincte formée par abſtraction eſt une eſſence diſtincte ; & les noms qui ſignifient de telles idées diſtinctes ſont des noms de Choſes eſſentiellement différentes. Ainſi, un Cercle différe auſſi eſſentiellement d’un Ovale, qu’une Brebis d’une Chèvre ; & la pluye eſt auſſi eſſentiellement différente de la Neige, que l’Eau différe de la Terre ; puiſqu’il eſt impoſſible que l’Idée abſtraite qui eſt l’Eſſence de l’une, ſoit communiquée à l’autre. Et ainſi deux Idées abſtraites qui différent entre elles par quelque endroit & qui ſont déſignées par deux noms diſtincts, conſtituent deux ſortes ou eſpèce diſtinctes, leſquelles ſont auſſi eſſentiellement différentes, que les deux Idées les plus oppoſées du monde.

§. 15.Il y a une Eſſence réelle, & une nominale. Mais parce qu’il y a des gens qui croyent, & non ſans raiſon, que les Eſſences des Choſes nous ſont entiérement inconnuës, il ne ſera pas hors de propos de conſiderer les différentes ſignifications du mot Eſſence.

Prémiérement, l’Eſſence peut ſe prendre pour la propre exiſtence de chaque choſe. Et ainſi dans les Subſtances en général, la conſtitution réelle, intérieure & inconnuë des Choſes, d’où dépendent les Qualitez qu’on y peut découvrir, peut être appelée leur eſſence. C’eſt la propre & originaire ſignification de ce mot, comme il paroît par ſa formation, le terme d’eſſence ſignifiant proprement ** Ab eſſe Eſſentia. l’Etre, dans ſa prémiére dénotation. Et c’eſt dans ce ſens que nous l’employons encore quand nous parlons de l’Eſſence des choſes particuliéres ſans leur donner aucun nom.

En ſecond lieu, la doctrine des Ecoles s’étant fort exercée ſur le Genre & l’Eſpèce qui y ont été le ſujet de bien des mots, le mot d’eſſence a preſ-