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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/389

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Des Noms des Modes Mixtes. Liv. III.

tion ſignifiée par le mot de Meurtre, & non quand elle eſt jointe avec l’idée d’une Brebis ? Ou bien, quelle plus grande union l’idée de la relation de Pére a-t-elle, dans la Nature, avec celle de tuer, que cette derniere idée n’en a avec celle de Fils ou de voiſin, pour que ces deux prémiéres Idées ſoient combinées dans une ſeule Idée complexe, qui devient par-là l’eſſence de cette Eſpèce diſtincte ? Mais quoi qu’on ait fait de l’action de tuer ſon Pére ou ſa Mére une eſpèce diſtincte de celle de tuer ſon Fils ou ſa Fille, cependant en d’autres cas, le Fils & la Fille ſont combinez avec la même action auſſi bien que le Pére & la Mére, tous étant également compris dans la même Eſpèce, comme dans celle qu’on nomme Inceſte. C’eſt ainſi que dans les Modes mixtes l’Eſprit réunit arbitrairement en Idées complexes telles Idées ſimples qu’il trouve à propos ; pendant que d’autres qui ont en elles-mêmes autant de liaiſon enſemble, ſont laiſſées déſunies, ſans être jamais combinées en une ſeule Idée, parce qu’on n’a pas beſoin d’en parler ſous une ſeule dénomination. Il eſt, dis-je, évident que l’Eſprit réunit par une libre détermination de ſa Volonté, un certain nombre d’Idées qui en elles-mêmes n’ont pas plus de liaiſon enſemble que les autres dont il néglige de former de ſemblables combinaiſons. Et ſi cela n’étoit ainſi, d’où vient qu’on fait attention à cette partie des Armes par où commence la bleſſure, pour conſtituer cette Eſpèce d’Action diſtincte de toute autre, qu’on appelle en Anglois ([1]) Stabbing, pendant qu’on ne prend garde ni à la figure ni à la matiere de l’Arme même ? Je ne dis pas que cela ſe faſſe ſans raiſon. Nous verrons le contraire tout à l’heure. Je dis ſeulement que cela ſe fait par un libre choix de l’Eſprit qui va par-là à ſes fins ; & il eſt viſible que dans la formation de la plûpart de ces Idées l’Eſprit n’en cherche pas les modèles dans la Nature, & qu’il ne rapporte pas ces Idées à l’exiſtence réelle des choſes, mais aſſemble celles qui peuvent le mieux ſervir à ſon deſſein, ſans s’obliger à une juſte & préciſe imitation d’aucune choſe réellement exiſtante.

§.7.Les Idées des Modes mixtes quoi qu’arbitraires ſont pourtant proportionnées au but qu’on ſe propoſe dans le Langage. Mais quoi que ces Idées complexes ou Eſſences des Modes mixtes dépendent de l’Eſprit qui les forme avec une grande liberté, elles ne ſont pourtant pas formées au hasard, & entaſſées enſemble ſans aucune raiſon.

  1. Rien ne prouve mieux le raiſonnement de Mr. Locke ſur ces ſortes d’Idées qu’il nomme Modes mixtes que l’impoſſibilité qu’il y a de traduire en François ce mot de stabbing, dont l’uſage eſt fondé ſur une Loi d’Angleterre, par laquelle celui qui tuë un homme en le frappant d’eſtoc eſt condamné à la mort ſans eſpérance de pardon, au lieu que ceux qui tuent en frappant du tranchant de l’épée, peuvent obtenir grace. La Loi ayant conſideré differemment ces deux actions, on a été obligé de faire de cet acte de tuer en frappant d’eſtoc une Eſpèce particulière, & de la déſigner par ce mot de Stabbing. Le terme François qui en approche le plus, eſt celui de poignarder, mais il n’exprime pas préciſément la même idée. Car poignarder ſignifie ſeulement bleſſer, tuer avec un poignard, ſorte d’Arme pour frapper de la pointe, plus courte qu’une épée : au lieu que le mot Anglois Stab ſignifie, tuer en frappant de la pointe d’une Arme propre à cela. De ſorte que la ſeule choſe qui conſtituë cette Eſpèce d’action, c’eſt de tuer de la pointe d’une Arme, courte ou longue, il n’importe ; ce qu’on ne peut exprimer en François par un ſeul mot, ſi je ne me trompe.