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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/394

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Des Noms des Modes Mixtes. Liv. III.

verſement compoſées. Prenons pour exemple le mot de Proceſſion ; quel mélange d’idée indépendantes, de perſonnes, d’habits, de tapiſſeries, d’ordre, de mouvemens, de ſons, &c. ne renferme-t-il pas dans cette idée complexe que l’Eſprit de l’homme a formée arbitrairement pour l’exprimer par ce nom-là ? Au lieu que les Idées complexes qui conſtituent les Eſpèces des Subſtances, ne ſont ordinairement compoſées que d’un petit nombre d’idées ſimples ; & dans les différentes Eſpèces d’Animaux, l’Eſprit ſe contente ordinairement de ces deux Idées, la figure & la voix, pour conſtituer toute leur eſſence nominale.

§. 14. Les noms de Modes mixtes ſignifient toûjours leurs Eſſences réelles. Une autre choſe que nous pouvons remarquer à propos de ce que je viens de dire, c’eſt que les noms des Modes mixtes ſignifient toûjours les eſſences réelles de leurs Eſpèces lors qu’ils ont une ſignification déterminée. Car ces Idées abſtraites étant une production de l’Eſprit, & n’ayant aucun rapport à l’exiſtence réelle des choſes, on ne peut ſuppoſer qu’aucune autre choſe ſoit ſignifiée par ce nom, que la ſeule idée complexe que l’Eſprit a formé lui-même, & qui eſt tout ce qu’il a voulu exprimer par ce nom-là : & c’eſt de-là auſſi que dépendent toutes les propriétez de cette Eſpèce, & d’où elles découlent uniquement. Par conſéquent dans les Modes mixtes l’eſſence réelle & nominale n’eſt qu’une ſeule & même choſe. Nous verrons ailleurs de quelle importance cela eſt pour la connoiſſance certaine des véritez générales.

§. 15.Pourquoi l’on apprend d’ordinaire leurs noms avant les Idées qu’ils renferment. Ceci nous peut encore faire voir la raiſon, pourquoi l’on vient à apprendre la plûpart des noms des Modes mixtes avant que de connoître parfaitement les idées qu’ils ſignifient. C’eſt que n’y ayant point d’Eſpèces de ces Modes dont on prenne ordinairement connoiſſance ſinon de celles qui ont des noms ; & ces Eſpèces ou plûtôt leurs eſſences étant des Idées complexes & abſtraites, formées arbitrairement par l’Eſprit, il eſt à propos, pour ne pas dire néceſſaire, de connoître les noms, avant que de s’appliquer à former ces Idées complexes ; & moins qu’un homme ne veuille ſe remplir la tête d’une foule d’Idées complexes & abſtraites, auxquelles les autres hommes n’ont attaché aucun nom, & qui lui ſont ſi inutiles à lui-même qu’il n’a autre choſe à faire après les avoir formées que de les laiſſer à l’abandon & les oublier entiérement. J’avoûë que dans les commencemens des Langues, il étoit néceſſaire qu’on eût l’idée, avant que de lui donner un certain nom ; & il en eſt de même encore aujourd’hui, lorſque l’Eſprit venant à faire une nouvelle idée complexe & la réuniſſant en une ſeule par un nouveau nom qu’il lui donne, il invente pour cet effet un nouveau mot. Mais cela ne regarde point les Langues établies qui en général ſont fort bien pourvuës de ces idées que les hommes ont ſouvent occaſion d’avoir dans l’Eſprit & de communiquer aux autres. Et c’eſt ſur ces ſortes d’Idées que je demande, s’il n’eſt pas ordinaire que les Enfans apprennent les noms des Modes mixtes avant qu’ils en ayent les idées dans l’Eſprit ? De mille perſonnes à peine y en-a-t-il une qui forme l’idée abſtraite de Gloire ou d’Ambition avant que d’en avoir ouï les noms. Je conviens qu’il en eſt tout autrement à l’égard des Idées ſimples & des Subſtances ; car comme elles ont une exiſtence & une liaiſon réelle dans la Nature, on