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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/396

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Des Noms des Subſtances. Liv. III.


CHAPITRE VI.

Des Noms des Subſtances.


§. 1. Les noms communs des Subſtances emportent l’idée de Sortes.
LEs noms communs des Subſtances emportent, auſſi bien que les autres termes généraux, l’idée générale de Sorte, ce qui ne veut dire autre choſe ſinon que ces noms-là ſont faits ſignes de telles ou telles Idées complexes, dans leſquelles pluſieurs Subſtances particuliéres conviennent ou peuvent convenir ; en vertu de quoi elles ſont capables d’être compriſes ſous une commune conception, & ſignifiées par un ſeul nom. Je dis qu’elles conviennent ou peuvent convenir : car, par exemple, quoi qu’il n’y ait qu’un ſeul Soleil dans le Monde, cependant l’idée en étant formée par abſtraction de telle maniere que d’autres Subſtances (ſuppoſé qu’il y en eût pluſieurs autres) puſſent chacune y participer également, cette idée eſt auſſi bien une Sorte ou Eſpèce que s’il y avoit autant de Soleils qu’il y a d’Etoiles. Et ce n’eſt pas ſans fondement que certaines gens penſent qu’il y a véritablement autant de Soleils ; & que par rapport à une perſonne qui ſeroit placée à une juſte diſtance, chaque Etoile Fixe répondroit en effet à l’idée ſignifiée par le mot de Soleil : ce qui, pour le dire en paſſant, nous peut faire voir combien les Sortes, ou ſi vous voulez, les Genres & les Eſpèces des Choſes (car ces deux derniers mots dont on fait tant de bruit dans les Ecoles, ne ſignifient autre choſe chez moi que ce qu’on entend en François par le mot de Sorte) dépendent des Collections d’idée que les hommes ont faites, & nullement de la nature réelle des choſes, puiſqu’il n’eſt pas impoſſible que dans la plus grande exactitude du Langage, ce qui à l’égard d’une certaine perſonne eſt une Etoile, ne puiſſe être un Soleil à l’égard d’une autre.

§. 2. L’Eſſence de chaque Sorte, c’eſt l’Idée abſtraite. La meſure & les bornes de chaque Eſpèce ou Sorte, par où elle eſt érigée en une telle Eſpèce particuliére, & diſtinguée des autres, c’eſt que nous appellons ſon Eſſence ; qui n’eſt autre choſe que l’Idée abſtraite à laquelle le nom eſt attaché, de ſorte que chaque choſe contenuë dans cette Idée, eſt eſſentielle à cette Eſpèce. Quoi que ce ſoit là toute l’eſſence des Subſtances naturelles qui nous eſt connuë, & par où nous diſtinguons ces Subſtances en différentes Eſpèces, je la nomme pourtant eſſence nominale, pour la diſtinguer de la conſtitution réelle des Subſtances, d’où dépendent toutes les idées qui entrent dans l’eſſence nominale, & toutes les propriétez de chaque Eſpèce : Laquelle conſtitution réelle quoi qu’inconnuë peut être appellée pour cet effet l’eſſence réelle, comme il a été dit. Par exemple, l’eſſence nominale de l’Or, c’eſt cette Idée complexe que le mot Or ſignifie, comme vous diriez un Corps jaune, d’une certaine peſanteur, malléable, fuſible, & fixe. Mais l’Eſſence réelle, c’eſt la conſtitution des parties inſenſibles de ce Corps, de laquelle ces Qualitez & toutes les autres propriétez de l’Or dépendent. Il eſt aiſé de voir d’un coup d’œuil combien ces