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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/398

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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

ſignifiée par quelque nom général, ſe préſente à ſon Eſprit ; & c’eſt par rapport à cela qu’on dit que telle ou telle Qualité eſt eſſentielle. De ſorte que, ſi l’on me demande s’il eſt eſſentiel à moi ou à quelque autre Etre particulier & corporel d’avoir de la Raiſon, je répondrai que nom, & que cela n’eſt non plus eſſentiel qu’il eſt eſſentiel à cette Choſe blanche ſur quoi j’écris, qu’on y trace des mots deſſus. Mais ſi cet Etre particulier doit être compté parmi cette Eſpèce qu’on appelle Homme & avoir le nom d’homme, dès-lors la Raiſon lui eſt eſſentielle, ſuppoſé que la Raiſon faſſe partie de l’Idée complexe qui eſt ſignifiée par le nom d’homme, comme il eſt eſſentiel à la Choſe ſur quoi j’écris, de contenir des mots, ſi je lui veux donner le nom de Traité & le ranger ſous cette Eſpèce. De ſorte que ce qu’on appelle eſſentiel & non-eſſentiel, ſe rapporte uniquement à nos Idées abſtraites & aux noms qu’on leur donne ; ce qui ne veut dire autre choſe, ſinon que toute choſe particulière qui n’a pas en elle-même les Qualitez qui ſont contenuës dans l’idée abſtraite qu’un terme général ſignifie, ne peut être rangée ſous cette Eſpèce ni être appellée de ce nom, puiſque cette Idée abſtraite eſt la véritable eſſence de cette Eſpèce.

§. 5. Cela poſé, ſi l’idée du Corps eſt, comme veulent quelques-uns, une ſimple étenduë, ou le pur Eſpace, alors la ſolidité n’eſt pas eſſentielle au Corps, emporte ſolidité & étenduë, en ce cas la ſolidité eſt eſſentielle au Corps. Par conſéquent ce qui fait partie de l’Idée complexe que le nom ſignifie, eſt la choſe, & la ſeule choſe qu’il faut conſiderer comme eſſentielle, & ſans laquelle nulle choſe particuliére ne peut être rangée ſous cette Eſpèce, ni être déſignée par ce nom-là. Si l’on trouvoit une partie de Matiére qui eût toutes les autres qualitez qui ſe rencontrent dans le Fer, excepté celle d’être attirée par l’Aimant & d’en recevoir une direction particuliére, qui eſt-ce qui s’aviſeroit de mettre en queſtion s’il manqueroit à cette portion de matiére quelque choſe d’eſſentiel ? Qui ne voit plûtôt l’abſurdité qu’il y auroit de demander s’il manqueroit quelque choſe d’eſſentiel à une choſe réellement exiſtante ? Ou bien, pourroit-on demander ſi cela ſeroit ou non une différence eſſentielle ou ſpécifique, puiſque nous n’avons point d’autre meſure de ce qui conſtituë l’eſſence ou l’Eſpèce des choſes que nos Idées abſtraites ; & que parler de différences ſpécifiques dans la Nature, ſans rapport à des Idées générales & à des noms généraux, c’eſt parler inintelligiblement ? Car je voudrois bien vous demander ce qui ſuffit pour faire une différence eſſentielle dans la Nature entre deux Etres particuliers ſans qu’on ait égard à quelque Idée abſtraite qu’on conſidére comme l’eſſence & le patron d’une Eſpèce. Si l’on ne fait abſolument point d’attention à tous ces Modèles, on trouvera ſans doute que toutes les Qualitez des Etres particuliers, conſiderez en eux-mêmes, leur ſont également eſſentielles ; & dans chaque Individu chaque choſe lui ſera eſſentielle, ou plûtôt, rien du tout ne lui ſera eſſentiel. Car quoi qu’on puiſſe demander raiſonnablement s’il eſt eſſentiel au Fer d’être attiré par l’Aimant, je croi pourtant que c’eſt une choſe abſurde & frivole de demander ſi cela eſt eſſentiel à cette portion particuliére de matiére dont je me ſers pour tailler ma plume, ſans la conſi-