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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

choſes & qui ſont déſignées par le nom qu’on lui donne. Et il n’y a pas ſujet d’en être ſurpris, puiſqu’il faut beaucoup de temps, de peine, d’addreſſe, une exacte recherche & un long examen pour trouver quelles ſont ces idées ſimples qui ſont conſtamment & inſeparablement unies dans la Nature, qui ſe rencontrent toûjours enſemble dans le même ſujet, & combien il y en a. La plûpart des hommes n’ayant ni le temps ni l’inclination ou l’addreſſe qu’il faut pour porter ſur cela leurs vûës juſqu’à quelque dégré tant ſoit peu raiſonnable, ſe contentent de la connoiſſance de quelques apparences communes, extérieures & en fort petit nombre, par où ils puiſſent les diſtinguer aiſément, & les réduire à certaines Eſpèces pour l’uſage ordinaire de la vie ; & ainſi, ſans un plus ample examen, ils leur donnent des noms, ou ſe ſervent, pour les déſigner, des noms qui ſont déja en uſage. Or quoi que dans la converſation ordinaire ces noms paſſent aſſez aiſément pour des ſignes de quelque peu de Qualitez communes qui coëxiſtent enſemble, il s’en faut pourtant beaucoup qu’ils comprennent dans une ſignification déterminée un nombre précis d’Idées ſimples, & encore moins toutes celles qui ſont unies dans la Nature. Malgré tout le bruit qu’on a fait ſur le Genre & l’Eſpèce, & malgré tant de diſcours qu’on a débitez ſur les Différences ſpécifiques, quiconque conſiderera combien peu de mots il y a dont nous ayions des définitions fixes & déterminées, ſera ſans doute en droit de penſer que les Formes dont on a tant parlé dans les Ecoles ; ne ſont que de pures Chimères qui ne ſervent en aucune maniére à nous faire entrer dans la connoiſſance de la nature ſpécifique des Choſes. Et qui conſiderera combien il s’en faut que les noms des Subſtances ayent des ſignifications ſur leſquelles tous ceux qui les employent ſoient parfaitement d’accord, aura ſujet d’en conclurre qu’encore qu’on ſuppoſe que toutes les Eſſences nominales des Subſtances ſoient copiées d’après nature, elles ſont pourtant toutes ou la plupart, très-imparfaites : puiſque l’amas de ces Idées complexes eſt fort différent en différentes perſonnes, & qu’ainſi ces bornes des Eſpèces ſont telles qu’elles ſont établies par les hommes, & non par la Nature, ſi tant eſt qu’il y ait dans la Nature de telles bornes fixes & déterminées. Il eſt vrai que pluſieurs Subſtances particulières ſont formées de telle ſorte par la Nature, qu’elles ont de la reſſemblance & de la conformité entre elles, & que c’eſt là un fondement ſuffiſant pour les ranger ſous certaines Eſpèces. Mais cette reduction que nous faiſons des choſes en Eſpèces déterminées, n’étant deſtinée qu’à leur donner des noms généraux & à les comprendre ſous ces noms, je ne ſaurois voir comment en vertu de cette reduction on peut dire proprement que la Nature fixe les bornes des Eſpèces des Choſes. Ou ſi elle le fait, il eſt du moins viſible que les limites que nous aſſignons aux Eſpèces, ne ſont pas exactement conformes à celles qui ont été établies par la Nature. Car dans le beſoin que nous avons de noms généraux pour l’uſage préſent, nous ne nous mettons point en peine de découvrir parfaitement toutes ces Qualitez, qui nous feroient mieux connoître leurs différences & leurs conformitez les plus eſſentielles, mais nous les diſtinguons nous-mêmes en Eſpèces, en vertu de certaines apparences qui frappent les yeux de tout le monde, afin de pouvoir par des noms généraux communiquer