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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

traites qui ne ſont pas exactement compoſées de la même collection de Qualitez ? Et qu’on ne diſe pas que c’eſt une pure ſuppoſition, d’imaginer qu’il puiſſe exiſter un Corps, dans lequel, excepté la malleabilité, l’on puiſſe trouver les autres qualitez ordinaires de l’Or ; puiſqu’il eſt certain que l’Or lui-même eſt quelquefois ſi aigre (comme parlent les Artiſans) qu’il ne peut non plus réſiſter au marteau que le Verre. Ce que nous avons dit que l’un renferme la malleabilité dans l’idée complexe à laquelle il attache le nom d’or, & que l’autre l’omet, on peut le dire de ſa peſanteur particuliére, de ſa fixité & de pluſieurs autres ſemblables Qualitez ; car quoi que ce ſoit qu’on excluë ou qu’on admette, c’eſt toûjours l’idée complexe à laquelle le nom eſt attaché qui conſtituë l’Eſpèce ; & dès-là qu’une portion particuliére de matiére répond à cette Idée, le nom de l’Eſpèce lui convient véritablement, & elle eſt de cette eſpèce. C’eſt de l’or véritable, c’eſt un parfait metal. Il eſt viſible que cette détermination des Eſpèces dépend de l’Eſprit de l’Homme qui forme telle ou telle idée complexe.

§. 36.La Nature fait la reſſemblance des choſes. Voici donc en un mot tout le myſtère. La Nature produit pluſieurs choſes particuliéres qui conviennent entre elles en pluſieurs Qualitez ſenſibles, & probablement auſſi, par leur forme & conſtitution intérieure : mais ce n’eſt pas cette eſſence réelle qui les diſtingue en Eſpèces ; ce ſont les hommes qui prenant occaſion des qualitez qu’ils trouvent unies dans les Choſes particulières, & auxquelles ils remarquent que pluſieurs Individus participent également, les réduiſent en Eſpèces par rapport aux noms qu’ils leur donnent ; afin d’avoir la commodité de ſe ſervir de ſignes d’une certaine étenduë, ſous leſquels les Individus viennent à être rangez comme ſous autant d’Etendards, ſelon qu’ils ſont conformes à telle ou telle Idée abſtraite ; de ſorte que celui-ci eſt du Regiment bleu, celui-là du Regiment rouge, ceci eſt un homme, cela un ſinge. C’eſt-là, dis-je, à quoi ſe réduit, à mon avis, tout ce qui concerne le Genre & l’Eſpèce.

§. 37. Je ne dis pas que dans la conſtante production des Etres particuliers la Nature les faſſe toûjours nouveaux & différens. Elle les fait, au contraire, fort ſemblables l’un à l’autre, ce qui, je croi, n’empêche pourtant pas qu’il ne ſoit vrai que les bornes des Eſpèces ſont établies par les hommes, puiſque les Eſſences des Eſpèces qu’on diſtingue par différens noms, ſont formées par les hommes, comme il a été prouvé, & qu’elles ſont rarement conformes à la nature intérieure des choſes, d’où elles ſont déduites. Et par conſéquent nous pouvons dire avec vérité, que cette reduction des choſes en certaines Eſpèces, eſt l’Ouvrage de l’homme.

§. 38.Chaque Idée abſtraite eſt une Eſſence. Une choſe qui, je m’aſſure, paroîtra fort étrange dans cette Doctrine, c’eſt qu’il s’enſuivra de ce qu’on vient de dire, que chaque Idée abſtraite qui a un certain nom, forme une Eſpèce diſtincte. Mais que faire à cela, ſi la Vérité le veut ainſi ? Car il faut que cela reſte de cette maniére, juſqu’à ce que quelqu’un nous puiſſe montrer les Eſpèces des choſes, limitées & diſtinguées par quelque autre marque, & nous faire voir que les termes généraux ne ſignifient pas nos Idées abſtraites, mais quelque choſe qui en eſt différent. Je voudrois bien ſavoir pourquoi un Bichon & un Levrier ne ſont pas des Eſpèces auſſi diſtinctes qu’un Epagneul & un Elephant. Nous n'a-