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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/439

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De l’Imperfection des Mots. Liv. III.

cette matiére. Mais quand j’eus parcouru l’origine & la compoſition de nos Idées, & que je commençai à examiner l’étenduë & la certitude de nos Connoiſſances, je trouvai qu’elles ont une liaiſon ſi étroite avec nos paroles, qu’à moins qu’on n’eût conſideré auparavant avec exactitude, quelle eſt la force des Mots, & comment ils ſignifient les Choſes, on ne ſauroit guere parler clairement & raiſonnablement de la Connoiſſance, qui roulant uniquement ſur la Vérité eſt toûjours renfermée dans des Propoſitions. Et quoi qu’elle ſe termine aux Choſes, je m’apperçus que c’étoit principalement par l’intervention des Mots, qui par cette raiſon me ſembloient à peine capables d’être ſeparez de nos Connoiſſances générales. Il eſt du moins certain qu’ils s’interpoſent de telle maniére entre notre Eſprit & la vérité que l’Entendement veut contempler & comprendre, que ſemblables au Milieu par où paſſent les rayons des Objets viſibles, ils répandent ſouvent des nuages ſur nos yeux & impoſent à notre Entendement par le moyen de ce qu’ils ont d’obſcur & de confus. Si nous conſiderons que la plûplart des illuſions que les hommes ſe font à eux-mêmes, auſſi bien qu’aux autres, que la plûpart des mépriſes qui ſe trouvent dans leurs notions & dans leurs Diſputes viennent des Mots, & de leur ſignification incertaine ou mal-entenduë, nous aurons tout ſujet de croire que ce défaut n’eſt pas un petit obſtacle à la vraye & ſolide Connoiſſance. D’où je conclus qu’il eſt d’autant plus néceſſaire, que nous ſoyions ſoigneuſement avertis, que bien loin qu’on ait regardé cela comme un inconvénient, l’art d’augmenter cet inconvénient a fait la plus conſiderable partie de l’Etude des hommes, & a paſſé pour érudition, & pour ſubtilité d’Eſprit, comme nous le verrons dans le Chapitre ſuivant. Mais je ſuis tenté de croire, que, ſi l’on examinoit plus à fond les imperfections du Langage conſideré comme l’inſtrument de nos connoiſſances, & que le chemin de la Connoiſſance, & peut-être de la Paix ſeroit beaucoup plus ouvert aux hommes qu’il n’eſt encore.

§. 22.Cette incertitude des Mots nous devroit apprendre à être moderez, quand il s’agit d’impoſer aux autres le ſens que nous attribuons aux Anciens Auteurs. Une choſe au moins dont je ſuis aſſûré, c’eſt que dans toutes les Langues la ſignification des Mots dépendant extrêmement des penſées, des notions, & des idées de celui qui les employe, elle doit être inévitablement très-incertaine dans l’Eſprit de bien des gens du même Païs & qui parlent la même Langue. Cela eſt ſi viſible dans les Auteurs Grecs, que quiconque prendra la peine de feuilleter les Ecrits, trouvera dans preſque chacun d’eux un Langage différent, quoi qu’il ſe rencontre dans chaque Païs, nous ajoûtons celles que doit produire la différence des Païs, & l’éloignement des temps dans leſquels ceux qui ont parlé & écrit ont eu différentes notions, divers temperamens, différentes coûtumes, alluſions & figure de Langage, &c. chacune deſquelles choſes avoit quelque influence dans la ſignification des Mots, quoi que préſentement elles nous ſoient tout-à-fait inconnuës, la Raiſon nous obligera à avoir de l’indulgence & de la charité les uns pour les autres à l’égard des interpretations ou des faux ſens que les uns ou les autres donnent à ces Anciens Ecrits, puiſqu’encore qu’il nous importe beaucoup de les bien entendre, ils renferment d’inévitables difficul-