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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/457

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Remedes contre l’Imperfection

ridicule. Car exiger que les hommes employaſſent conſtamment les mots dans un même ſens, & pour n’exprimer que des idées déterminées & uniformes, ce ſeroit ſe figurer que tous les hommes devroient avoir les mêmes notions, & ne parler que des choſes dont ils ont des idées claires & diſtinctes ; ce que perſonne ne doit eſpérer, s’il n’a la vanité de ſe figurer qu’il pourra engager les hommes à être fort éclairez ou fort taciturnes. Et il faut avoir bien peu de connoiſſance du Monde pour croire qu’une grande volubilité de Langue ne ſe trouve qu’à la ſuite d’un bon Jugement, & que la ſeule règle que les hommes ſe font de parler plus ou moins, ſoit fondée ſur le plus ou ſur le moins de connoiſſance qu’ils ont.

§. 3.Mais ils ſont néceſſaires en Philoſophie. Mais quoi qu’il ne faille pas ſe mettre en peine de reformer le Langage du Marché & de la Bourſe, & d’ôter aux Femmelettes leurs anciens privileges de s’aſſembler pour caquetter ſur tout à perte de vûë, & quoi qu’il puiſſe peut-être ſembler mauvais aux Etudians & aux Logiciens de profeſſion qu’on propoſe quelque moyen d’abreger la longueur ou le nombre de leurs Diſputes, je croi pourtant que ceux qui prétendent ſerieuſement à la recherche ou à la défenſe de la Vérité, devroient ſe faire une obligation d’étudier comment ils pourroient s’exprimer ſans ces obſcuritez & ces équivoques auxquelles les Mots dont les hommes ſe ſervent, ſont naturellement ſujets, ſi l’on n’a le ſoin de les en dégager.

§. 4.L’abus des mots cauſe de grandes Erreurs. Car qui conſiderera les erreurs, la confuſion, les mépriſes & les ténèbres que le mauvais uſage des Mots a répandu dans le Monde, trouvera quelque ſujet de doute ſi le Langage conſideré dans l’uſage qu’on en a fait, a plus contribué à avancer ou à interrompre la connoiſſance de la Vérité parmi les hommes. Combien y a-t-il de gens qui, lorſqu’ils veulent penſer aux choſes, attachent uniquement leurs penſées aux Mots, & ſur-tout, quand ils appliquent leur Eſprit à des ſujets de Morale ? Le moyen d’être ſurpris après cela que le reſultat de ces contemplations ou raiſonnemens qui ne roulent que ſur des ſons, en ſorte que les idées qu’on y attache, ſont très-confuſes ou fort incertaines, ou peut-être ne ſont rien du tout, le moyen dis-je, d’être ſurpris que de telles penſées & de tels raiſonnemens ne ſe terminent qu’à des déciſions obſcures & erronées ſans produire aucune connoiſſance claire & raiſonnée ?

§. 5.Comme l’opiniâtreté. Les hommes ſouffrent de cet inconvénient, cauſé par le mauvais uſage des mots, dans leurs Méditations particuliéres, mais les deſordres qu’il produit dans leur Converſation, dans leurs diſcours, & dans leurs raiſonnemens avec les autres hommes, ſont encore plus viſibles. Car le Langage étant le grand canal par où les hommes s’entre-communiquent leurs découvertes, leurs raiſonnemens, & leurs connoiſſances ; quoi que celui qui en fait un mauvais uſage ne corrompe pas les ſources de la Connoiſſance qui ſont dans les Choſes mêmes, il ne laiſſe pas, autant qu’il dépend de lui, de rompre ou de boucher les canaux par leſquels elle ſe répand pour l’uſage & le bien du Genre Humain. Celui qui ſe ſert des mots ſans leur donner un ſens clair & déterminé ne fait autre choſe que ſe tromper lui-même & induire les autres en erreur ; & quiconque en uſe ainſi de propos déliberé, doit être regardé comme ennemi de la Vérité & de la Connoiſſance. L’on ne doit pourtant