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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/474

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De la Connoiſſance en général. Liv. IV.

dans cette Propoſition, les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, quiconque a vû & apperçu clairement la démonſtration de cette vérité, connoit que cette Propoſition eſt véritable lors même que la Démonſtration lui eſt ſi bien échappée de l’Eſprit, qu’il ne la voit plus, & que peut-être il ne ſauroit la rappeller, mais il le connoit d’une autre maniére qu’il ne faiſoit auparavant. Il apperçoit la convenance des deux Idées qui ſont jointes dans cette Propoſition, mais c’eſt par l’intervention d’autres idées que celles qui ont prémiérement produit cette perception. Il ſe ſouvient, c’eſt-à-dire, il connoit (car le ſouvenir n’eſt autre choſe que le renouvellement d’une choſe paſſée) qu’il a été une fois aſſûré de la vérité de cette Propoſition, Que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits. L’immutabilité des mêmes rapports entre les mêmes choſes immuables, eſt préſentement l’idée qui fait voir, que ſi les trois Angles d’un Triangle ont été une fois égaux à deux Droits. D’où il s’enſuit certainement que ce qui a été une fois véritable, eſt toûjours vrai dans le même cas, que les Idées qui conviennent une fois entre elles, conviennent toûjours ; & par conſéquent que ce qu’on a une fois connu véritable, on le reconnoîtra toûjours pour veritable, auſſi long-temps qu’on pourra ſe reſſouvenir de l’avoir une fois connu comme tel. C’eſt ſur ce fondement que dans les Mathématiques les Démonſtrations particuliéres fourniſſent des connoiſſances générales. En effet, ſi la Connoiſſance n’étoit pas ſi fort établie ſur cette perception, Que les mêmes idées doivent toûjours avoir les mêmes rapports, il ne pourroit y avoir aucune connoiſſance de Propoſitions générales dans les Mathematiques : car nulle Démonſtration Mathematique ne ſeroit que particuliére ; & lorſqu’un homme auroit démontré une Propoſition touchant un Triangle ou un Cercle, ſa connoiſſance ne s’étendroit point au delà de cette Figure particuliére. S’il vouloit l’étendre plus en avant, il ſeroit obligé de renouveller ſa Démonſtration dans un autre exemple, avant qu’il pût être aſſuré qu’elle eſt véritable à l’égard d’un autre ſemblable Triangle, & ainſi du reſte : auquel cas, on ne pourroit jamais parvenir à la connoiſſance d’aucune propoſition générale. Je ne croi pas que perſonne puiſſe nier que Mr. Newton ne connoiſſe certainement que chaque Propoſition qu’il lit préſentement dans ſon ** Intitulé, Philoſophia naturalis Principia Mathematica. Livre en quelque temps que ce ſoit, eſt veritable, quoi qu’il n’ait pas actuellement devant les yeux cette ſuite admirable d’Idées moyennes par leſquelles il en découvrit au commencement la vérité. On peut dire ſûrement qu’une Mémoire qui ſeroit capable de retenir un tel enchaînement de véritez particuliéres, eſt au delà des Facultez humaines, puisqu’on voit par expérience que la découverte, la perception & l’aſſemblage de cette admirable connexion d’idées qui paroît dans cet excellent Ouvrage ſurpaſſe la comprehenſion de la plûpart des Lecteurs. Il eſt pourtant viſible que l’Auteur lui-même connoit que telle & telle Propoſition de ſon Livre eſt véritable, dès-là qu’il ſe ſouvient d’avoir vû une fois la connexion de ces Idées auſſi certainement qu’il fait qu’un tel homme en a bleſſé un autre, parce qu’il ſe ſouvient de lui avoir vû paſſer ſon épée au travers du Corps. Mais parce que le ſimple ſouvenir n’eſt pas toûjours ſi clair,