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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/503

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De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine. Liv. IV.

relle, ni trouver aucune correſpondance ou liaiſon entre ces Idées & les prémiéres Qualitez qui les produiſent en nous, comme il paroît par l’experience, il nous eſt d’autre part auſſi impoſſible de comprendre comment nos Eſprits agiſſent ſur nos Corps. Il nous eſt, dis-je, tout auſſi difficile de concevoir qu’une Penſée produiſe du Mouvement dans le Corps, que de concevoir qu’un Corps puiſſe produire aucune penſée dans l’Eſprit. Si l’Expérience ne nous eût convaincus que cela eſt ainſi, la conſideration des choſes mêmes n’auroit jamais été capable de nous le découvrir en aucune maniére. Quoi que ces choſes & autres ſemblables ayent une liaiſon conſtante & réguliére dans le cours ordinaire, cependant comme cette liaiſon ne peut être reconnuë, dans les Idées mêmes, qui ne ſemblent avoir aucune dépendance néceſſaire, nous ne pouvons attribuer leur connexion à aucune autre choſe qu’à la détermination arbitraire d’un Agent tout ſage qui les a fait être & agir ainſi par des voyes qu’il eſt abſolument impoſſible à notre foible Entendement de comprendre.

§. 29.Exemples. Il y a, dans quelques-unes de nos Idées, des relations & des liaiſons qui ſont ſi viſiblement renfermées dans la nature des Idées mêmes, que nous ne ſaurions concevoir qu’elles en puiſſent être ſeparées par quelque Puiſſance que ce ſoit. Et ce n’eſt qu’à l’égard de ces Idées que nous ſommes capables d’une connoiſſance certaine & univerſelle. Ainſi l’idée d’un Triangle rectangle emporte néceſſairement avec ſoi l’égalité de ſes Angles à deux Droits ; & nous ne ſaurions concevoir que la relation & la connexion de ces deux Idées puiſſe être changée, ou dépende d’un Pouvoir arbitraire qui l’ait fait ainſi à ſa volonté, ou qui l’eût pû faire autrement. Mais la cohéſion & la continuité des parties de la Matiére, la maniére dont les ſenſations des Couleurs, des Sons, &c. ſe produiſent en nous par impulſion & par mouvement, les règles & la communication du Mouvement même étant des choſes où nous ne ſaurions découvrir aucune connexion naturelle avec aucune idée que nous ayions, nous ne pouvons les attribuer qu’à la volonté arbitraire & au bon plaiſir du ſage Architecte de l’Univers. Il n’eſt pas néceſſaire, à mon avis, que je parle ici de la Reſurrection des Morts, de l’état à venir du Globe de la Terre & de telles autres choſes que chacun reconnoit dépendre entiérement de la détermination d’un Agent libre. Lorſque nous trouvons que des Choſes agiſſent réguliérement, auſſi loin que s’étendent nos Obſervations, nous pouvons conclurre qu’elles agiſſent en vertu d’une Loi qui leur eſt preſcrite, mais qui pourtant nous eſt inconnuë : auquel cas, encore que les Cauſes agiſſent reglément & que les Effets s’en enſuivent conſtamment, cependant comme nous ne ſaurions découvrir par nos Idées leurs connexions & leurs dépendances, nous ne pouvons en avoir qu’une connoiſſance expérimentale. Par tout cela il eſt aiſé de voir dans quelles ténèbres nous ſommes plongez, & combien la Connoiſſance que nous pouvons avoir de ce qui exiſte, eſt imparfaite & ſuperficielle. Par conſéquent nous ne mettrons point cette Connoiſſance à trop bas prix ſi nous penſons modeſtement en nous-mêmes, que nous ſommes ſi éloignez de nous former une idée de toute la nature de l’Univers & de comprendre