Aller au contenu

Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/513

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
470
De la Réalité de notre Connoiſſance. Liv. IV.

faire deſavouer. Car je ne croi pas qu’on ait encore vû perſonne dont l’Eſprit ſoit aſſez enfoncé dans la Matiére pour élever aucune figure compoſée de parties groſſiéres, ſenſibles, & extérieures, juſqu’à ce point d’excellence que d’affirmer que la Vie éternelle lui ſoit duë, ou en ſoit une ſuite néceſſaire ; ou qu’aucune Maſſe de matiére une fois diſſoute ici-bas doive enſuite être rétablie dans un état où elle aura éternellement du ſentiment, de la perception & de la connoiſſance, dès-là ſeulement qu’elle a été moulée ſur une telle figure, & que ſes parties extérieures ont eu une telle configuration particuliére. Si l’on admet une fois ce Sentiment, qui attache l’Immortalité à une certaine configuration extérieure, il ne faut plus parler d’Ame ou d’Eſprit, ce qui a été juſqu’ici le ſeul fondement ſur lequel on a conclu que certains Etres Corporels étoient immortels, & que d’autres ne l’étoient pas. C’eſt donner davantage à l’extérieur qu’à l’intérieur des Choſes. C’eſt faire conſiſter l’excellence d’un homme dans la figure extérieure de ſon Corps plûtôt que dans les perfections intérieures de ſon Ame ; ce qui n’eſt guere mieux que d’attacher cette grande & ineſtimable prérogative d’un État immortel & d’une Vie éternelle dont l’Homme jouït préferablement aux autres Etres Materiels, que de l’attacher, dis-je, à la maniére dont ſa Barbe eſt faite, ou dont ſon Habit eſt taillé ; car une telle ou une telle forme extérieure de nos Corps n’emporte pas plûtôt avec ſoi des eſpèrances d’une durée éternelle, que la façon dont eſt fait l’habit d’un homme lui donne un ſujet raiſonnable de penſer que cet habit ne s’uſera jamais, ou qu’il rendra ſa perſonne immortelle. On dira peut-être, Que perſonne ne s’imagine que la Figure rende quoi que ce ſoit immortel, mais que c’eſt la Figure qui eſt le ſigne de la reſidence d’une Ame raiſonnable qui eſt immortelle. J’admire qui l’a renduë ſigne d’une telle choſe ; car pour faire que cela ſoit, il ne ſuffit pas de le dire ſimplement. Il faudroit avoir des preuves pour ne convaincre une autre perſonne. Je ne ſache pas qu’aucune Figure parle un tel Langage, c’eſt-à-dire, qu’elle déſigne rien de tel par elle-même. Car on peut conclurre auſſi raiſonnablement que le corps mort d’un homme, en qui l’on ne peut trouver non plus d’apparence de vie ou de mouvement que dans une Statuë, renferme une Ame vivante à cauſe de ſa figure, que de dire qu’il y a une Ame raiſonnable dans un Imbecille, parce qu’il a l’extérieur d’une Créature raiſonnable, quoi que durant tout le cours de ſa vie, il ne paroiſſe dans ſes actions aucune marque de raiſon ſi expreſſe que celles qu’on peut obſerver en pluſieurs Bêtes.

§. 16.De ce qu’on nomme Monſtre. Mais un Imbecille vient de parens raiſonnables ; & par conſéquent il faut qu’il ait une Ame raiſonnable. Je ne vois pas par quelle règle de Logique vous pouvez tirer une telle conſéquence ; qui certainement n’eſt reconnuë en aucun endroit de la Terre ; car ſi elle l’étoit, comment les hommes oſeroient-ils détruire, comme ils font par-tout, des productions mal formées & contrefaites ? Oh, direz-vous, mais ces Productions ſont des Monſtres. Eh bien, ſoit. Mais que ſeront ces Imbecilles, toûjours couverts de bave, ſans intelligence, & tout-à-fait intraitables ? Un défaut dans le corps fera-t-il un Monſtre, & non un défaut dans l’Eſprit, qui eſt la plus noble, & comme on parle communément, la plus eſſentielle partie de