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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/576

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Des Moyens d’augmenter notre Connoiſſance.Liv. IV.

les, & d’en faire le fondement de nos recherches, c’eſt une voye bien ſûre de regarder les Principes qu’on établit dans quelque autre Science, comme autant de véritez inconteſtables, & ainſi de les recevoir ſans examen, & d’y adhérer ſans permettre qu’ils ſoient revoquez en doute, ſous prétexte que les Mathematiciens ont été ſi heureux ou ſi ſincéres que de n’en employer aucun qui ne fût évident par lui-même, & tout-à-fait inconteſtable. Si cela eſt, je ne vois pas ce que c’eſt qui pourroit ne point paſſer pour vérité dans la Morale, & n’être pas introduit & prouvé dans la Phyſique.

Qu’on reçoive comme certain & indubitable ce Principe de quelques Anciens Philoſophes, Que tout eſt Matiére, & qu’il n’y a aucune autre choſe, il ſera aiſé de voir par les Ecrits de quelques perſonnes qui de nos jours ont renouvellé ce Dogme, dans quelles conſéquences il nous engagera. Qu’on ſuppoſe avec Polemon que le Monde eſt Dieu, ou avec les Stoïciens que c’eſt l’Ether ou le Soleil, ou avec Anaximenès, que c’eſt l’Air ; quelle Théologie, quelle Religion, quel Culte aurons-nous ! tant il eſt vrai que rien ne peut être ſi dangereux que des Principes qu’on reçoit ſans les mettre en queſtion, ou ſans les examiner ; & ſur-tout s’ils intéreſſent la Morale qui a une ſi grande influence ſur la vie des hommes & qui donne un tour particulier à toutes leurs actions. Qui n’attendra avec raiſon une autre ſorte de vie d’Ariſtippe qui faiſoit conſiſter la félicité dans les Plaiſirs du Corps, que d’Antiſthene qui ſoûtenoit que la Vertu ſuffiſoit pour nous rendre heureux ? De même, celui qui avec Platon placera la Béatitude dans la connoiſſance de Dieu élevera ſon Eſprit à d’autres contemplations que ceux qui ne portent point leur vûë au delà de ce coin de Terre & des choſes périſſables qu’on y peut poſſeder. Celui qui poſera pour Principe avec Archelaüs, que le Juſte & l’Injuſte, l’Honnête & le Deshonnête ſont uniquement déterminez par les Loix & non pas par la Nature, aura ſans doute d’autres meſures du Bien & du Mal moral, que ceux qui reconnoiſſent que nous ſommes ſujets à des Obligations anterieures à toutes les Conſtitutions humaines.

§. 5.Ce n’eſt point un moyen certain de trouver la Vérité. Si donc des Principes, c’eſt-à-dire ceux qui paſſent pour tels, ne ſont pas certains, (ce que nous devons connoître par quelque moyen, afin de pouvoir diſtinguer les principes certains de ceux qui ſont douteux) mais le deviennent ſeulement à notre égard par un conſentement aveugle qui nous les faſſe recevoir en cette qualité, il eſt à craindre qu’ils nous égarent. Ainſi bien loin que les Principes nous conduiſent dans le chemin de la Vérité, ils ne ſerviront qu’à nous confirmer dans l’Erreur.

§. 6.Mais ce moyen conſiſte à comparer des Idées claires & completes ſous des noms fixes & déterminez. Mais comme la connoiſſance de la certitude des Principes, auſſi bien que de toute autre vérité, dépend uniquement de la perception que nous avons de la convenance ou de la diſconvenance de nos Idées, je ſuis ſûr, que le moyen d’augmenter nos Connoiſſances n’eſt pas de recevoir des Principes aveuglément & avec une foi implicite ; mais plûtôt, à ce que je croi, d’acquerir & de fixer dans notre Eſprit des idées claires, diſtinctes & completes, autant qu’on peut les avoir, & de leur aſſigner des noms pro-