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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/601

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De la Raiſon. Liv. IV.

logiſme, & qui ont ſi bien examiné les differentes maniéres ſelon leſquelles trois Propoſitions peuvent être jointes enſemble, qu’ils connoiſſent laquelle produit certainement une juſte concluſion, & laquelle ne ſauroit le faire ; & ſur quels fondemens cela arrive. Je conviens que ceux qui ont étudié les Règles du Syllogiſme juſqu’à voir la raiſon pourquoi en trois Propoſitions jointes enſemble dans une certaine Forme, la Concluſion ſera certainement juſte, & pourquoi elle ne le ſera pas certainement dans une autre, je conviens, dis-je, que ces gens-là ſont certains de la Concluſion qu’ils déduiſent des Prémiſſes ſelon les Modes & les Figures qu’on a établies dans les Ecoles. Mais pour ceux qui n’ont pas pénétré ſi avant dans les fondemens de ces Formes, ils ne ſont point aſſurez en vertu d’un Argument ſyllogiſtique, que la Concluſion découle certainement des Prémiſſes. Ils le ſuppoſent ſeulement ainſi par une foi implicite qu’ils ont pour leurs Maîtres & par une confiance qu’ils mettent dans ces Formes d’argumentation. Or ſi parmi tous les hommes ceux-là ſont en fort petit nombre qui peuvent faire un Syllogiſme, en comparaiſon de ceux qui ne ſauroient le faire ; & ſi entre ce petit nombre qui ont appris la Logique, il n’y en a que très-peu qui faſſent autre choſe que croire, que les Syllogiſmes réduits aux Modes & aux Figures établies, ſont concluans, ſans connoître certainement qu’ils le ſoient ; cela, dis-je, étant ſuppoſé, ſi le Syllogiſme doit être pris pour le ſeul véritable Inſtrument de la Raiſon, & le ſeul moyen de parvenir à la Connoiſſance, il s’enſuivra quoi que ce ſoit par Raiſon ; & que depuis l’invention du Syllogiſme il n’y a pas un homme entre dix-mille qui jouïſſe de cet avantage.

Mais Dieu n’a pas été peu liberal de ſes faveurs envers les hommes, que ſe contentant d’en faire des Créatures à deux jambes, il ait laiſſé à Ariſtote le ſoin de les rendre Créatures raiſonnables, je veux dire ce petit nombre qu’il pourroit engager à examiner de telle maniére les fondemens du Syllogiſme, qu’ils viſſent qu’entre plus de ſoixante maniéres dont trois Propoſitions peuvent être rangées, il n’y en a qu’environ quatorze où l’on puiſſe être aſſûré que la Concluſion eſt juſte, & ſur quel fondement la Concluſion eſt certaine dans ce petit nombre de Syllogiſmes, & non dans les autres. Dieu a eu beaucoup plus de bonté pour les hommes, & non dans les autres. Il leur a donné un Eſprit capable de raiſonner, ſans qu’ils ayent beſoins d’apprendre les formes des Syllogiſmes. Ce n’eſt point, dis-je, par les Règles du Syllogiſme que l’Eſprit humain apprend à raiſonner. Il a une Faculté naturelle d’appercevoir la convenance ou la diſconvenance de ſes Idées, & il peut les mettre en bon ordre ſans toutes ces repetitions embarraſſantes. Je ne dis point ceci pour rabaiſſer en aucune maniére Ariſtote que je regarde comme un des plus grands hommes de l’Antiquité, que peu ont égalé en étenduë, en ſubtilité, en pénétration d’Eſprit, & par la force du Jugement, & qui en cela même qu’il a inventé ce petit Syſtême des Formes de l’Argumentation, par où l’on peut faire voir que la Concluſion d’un Syllogiſme eſt juſte & bien fondée, a rendu un grand ſervice aux Savans contre ceux qui n’avoient pas honte de nier tout ; je conviens ſans peine que tous les bons raiſonne-