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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/608

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De la Raiſon. Liv. IV.

Chacun connoit mieux qu’aucune autre perſonne ce qui convient le mieux à ſa vûë ; mais qu’il ne concluë pas de là que tous ceux qui n’employent pas juſtement les mêmes ſecours qu’il trouve lui être néceſſaires, ſont dans les ténèbres.

§. 5.Le Syllogiſme n’eſt pas d’un grand ſecours dans la Démonſtration, moins encore dans les Probabilitez. Mais quel que ſoit l’uſage du Syllogiſme dans ce qui regarde la Connoiſſance, je croi pouvoir dire avec vérité qu’il eſt beaucoup moins utile, ou plûtôt qu’il n’eſt abſolument d’aucun uſage dans les Probabilitez, car l’aſſentiment devant être déterminé dans les choſes probables par le plus grand poids des preuves, après qu’on les a dûement examinées de part & d’autre dans toutes leurs circonſtances, rien n’eſt moins propre à aider l’Eſprit dans cet examen que le Syllogiſme, qui muni d’une ſeule probabilité ou d’un ſeul argument topique ſe donne carriére, & pouſſe cet Argument dans ſes derniers confins, juſqu’à ce qu’il ait entraîné l’Eſprit hors de la vûë de la choſe en queſtion ; de ſorte que le forçant, pour ainſi dire, à la faveur de quelque difficulté éloignée, il le tient là fortement attaché, & peut-être même embrouillé & entrelaſſé dans une chaine de Syllogiſmes, ſans lui donner la liberté de conſiderer de quel côté ſe trouve la plus grande probabilité, après que toutes ont été dûement examinées ; tant s’en faut qu’il lui fourniſſe les ſecours capables de s’en inſtruire.

§. 6.Il ne ſert point à augmenter nos connoiſſances, mais à chamailler avec celles que nous avons dejà. Qu’on ſuppoſe enfin, ſi l’on veut, que le Syllogiſme eſt de quelque ſecours pour convaincre les hommes de leurs erreurs ou de leurs mépriſes, comme on peut le dire peut-être, quoi que je n’aye encore vû perſonne qui ait été forcé par le Syllogiſme à quitter ſes opinions, il eſt du moins certain que le Syllogiſme n’eſt d’aucun uſage à notre Raiſon dans cette partie qui conſiſte à trouver des preuves & à faire de nouvelles découvertes, laquelle ſi elle n’eſt pas la qualité la plus parfaite de l’Eſprit, eſt ſans contredit la plus penible fonction, & celle dont nous tirons le plus d’utilité. Les règles du Syllogiſme ne ſervent en aucune maniére à fournir à l’Eſprit des idées moyennes qui puiſſent montrer la connexion de celles qui ſont éloignées. Cette méthode de raiſonner ne découvre point de nouvelles preuves ; c’eſt ſeulement l’Art d’arranger celles que nous avons dejà. La 47me. Propoſition du Prémier Livre d’Euclide eſt très-véritable, mais je ne croi pas que la découverte en ſoit duë à aucunes Règles de la Logique ordinaire. Un homme connoit prémiérement, & il eſt enſuite capable de prouver en forme Syllogiſtique ; de ſorte que le Syllogiſme vient après la Connoiſſance, & alors on n’en a que fort peu, ou point du tout de beſoin. Mais c’eſt principalement par la découverte des Idées qui montrent la connexion de celles qui ſont éloignées, que le fond des Connoiſſances s’augmente, & que les Arts & les Sciences utiles ſe perfectionnent. Le Syllogiſme n’eſt tout au plus que l’Art de faire valoir, en diſputant, le peu de connoiſſance que nous avons, ſans y rien ajoûter ; de ſorte qu’un homme qui employeroit entiérement ſa Raiſon de cette maniére, n’en feroit pas un meilleur uſage que celui qui ayant tiré quelques lingots de fer des entrailles de la Terre, n’en feroit forger que des épées qu’il mettroit entre les mains de ſes Valets pour ſe battre & ſe tuer les uns les autres. Si le Roi d’Eſpagne eût employé de cette maniére le Fer qu’il avoit dans ſon Royaume, & les mains de