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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/617

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De la Foi & de la Raiſon ;

à manquer à quelqu’un, de quelque Secte qu’il ſoit, il s’écrie auſſitôt, c’eſt ici un article de Foi, & qui eſt au deſſus de la Raiſon. Mais je ne vois comment ils peuvent argumenter contre une perſonne d’un autre Parti, ou convaincre un Antagoniſte qui ſe ſert de la même défaite, ſans poſer des bornes préciſes entre la Foi & la Raiſon ; ce qui devroit être le prémier point établi dans toutes les Queſtions où la Foi a quelque part.

Conſiderant donc ici la Raiſon comme diſtincte de la Foi, je ſuppoſe que c’eſt la découverte de la certitude ou de la probabilité des Propoſitions ou Véritez que l’Eſprit vient à connoître par des déductions tirées d’Idées qu’il a acquiſes par l’uſage de ſes Facultez naturelles, c’eſt-à-dire, par Senſation ou par Reflexion.

La Foi d’un autre côté, eſt l’aſſentiment qu’on donne à toute Propoſition qui n’eſt pas ainſi fondée ſur des déductions de la Raiſon, mais ſur le crédit de celui qui les propoſe comme venant de la part de Dieu par quelque communication extraordinaire. Cette maniére de découvrir des véritez aux hommes, c’eſt ce que nous appellons Revelation.

§. 3. Nulle nouvelle Idée ſimple ne peut être introduite dans l’Eſprit par une Revelation Traditionale. Prémiérement donc je dis que nul homme inſpiré de Dieu ne peut par aucune Revelation communiquer aux autres hommes aucune nouvelle Idée ſimple qu’ils n’euſſent auparavant par voye de Senſation ou de Réflexion. Car quelque impreſſion qu’il puiſſe recevoir immédiatement lui-même de la main de Dieu, ſi cette Revelation eſt compoſée de nouvelles Idées ſimples, elle ne peut être introduite dans l’Eſprit d’un autre homme par des paroles ou par aucun autre ſigne ; parce que les paroles ne produiſent point d’autres idées par leur opération immédiate ſur nous que celles de leurs ſons naturels : & c’eſt par la coûtume que nous avons pris de les employer comme ſignes, qu’ils excitent & reveillent dans notre Eſprit des idées qui y ont été auparavant, & non d’autres. Car des mots vûs ou entendus ne rappellent dans notre Eſprit que les Idées dont nous avons accoûtumé de les prendre pour ſignes, & ne ſauroient y introduire aucune idée ſimple parfaitement nouvelle & auparavant inconnuë. Il en eſt de même à l’égard de tout autre ſigne qui ne peut nous donner à connoître des choſes dont nous n’avons jamais eu auparavant aucune idée.

Ainſi, quelques choſes qui euſſent été découvertes à S. Paul lorsqu’il fut ravi dans le troiſiéme Ciel, quelque nouvelles idées que ſon Eſprit y eût reçu, toute la deſcription qu’il peut faire de ce Lieu aux autres hommes, c’eſt que ce ſont des choſes que l’Oeuil n’a point vûës, que l’Oreille n’a point ouïes, & qui ne ſont jamais entrées dans le cœur de l’Homme. Et ſuppoſé que Dieu fit connoître ſurnaturellement à un homme une Eſpèce de Créatures qui habite par exemple dans Jupiter ou dans Saturne, pourvuë de ſix Sens, (car perſonne ne peut nier qu’il ne puiſſe y avoir de telles Créatures dans ces Planètes) & qu’il vînt à imprimer dans ſon Eſprit les idées qui ſont introduites dans l’Eſprit de ces Habitans de Jupiter ou de Saturne par ce ſixiéme Sens, cet homme ne pourroit non plus faire naître par des paroles dans l’Eſprit des autres hommes les idées produites par ce ſixiéme Sens, qu’un de nous pourroit, par le ſon de certains mots, introduire l’idée d’une Couleur dans l’Eſprit d’un homme qui poſſedant les quatre autres Sens dans