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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/95

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Qu’il n’y a point

l’idée de cet Etre ſuprême n’eſt pourtant pas innée, comme je viens de le montrer évidemment, ſi je ne me trompe, je croi qu’on aura de la peine à trouver aucune autre idée qu’on ait droit de faire paſſer pour innée. Car ſi Dieu eût imprimé quelque caractére dans l’Eſprit des hommes, il eſt plus raiſonnable de penſer que ç’auroit été quelque idée claire & uniforme de lui-même, qu’il auroit gravée profondément dans notre Ame, autant que notre foible Entendement eſt capable de recevoir l’impreſſion d’un Objet infini & qui eſt ſi fort au deſſus de notre portée. Puis donc que notre Ame ſe trouve, d’abord, ſans cette idée, qu’il nous importe le plus d’avoir, c’eſt là une forte préſomption contre tous les autres caracteres qu’on voudroit faire paſſer pour innez. Et pour moi, je ne puis m’empêcher de dire que je n’en ſaurois voir aucun de cette eſpèce, quelque ſoin que j’aye pris pour cela, & que je ſerois bien aiſe que quelqu’un voulût m’apprendre ſur ce point, ce que je n’ai pû découvrir de moi-même.

§. 18.L’idée de la ſubſtance n’eſt pas innée. J’avoûë qu’il y a une autre idée qu’il ſeroit généralement avantageux aux hommes d’avoir, parce que c’eſt le ſujet général de leurs diſcours, où ils font entrer cette idée comme s’ils la connoiſſoient effectivement : je veux parler de l’idée de la Subſtance, que nous n’avons ni ne pouvons avoir par voye de ſenſation, ou de reflexion. Si la Nature ſe chargeoit du ſoin de nous donner quelques idées, nous aurions ſujet d’eſpérer, que ce ſeroient celles que nous ne pouvons point acquerir nous-mêmes par l’uſage de nos Facultez. Mais nous voyons au contraire, que, parce que cette idée ne nous vient pas par les mêmes voyes que les autres idées, nous ne la connoiſſons point du tout, d’une maniére diſtincte : de ſorte que le mot de Subſtance n’emporte autre choſe à notre égard, qu’un certain ſujet indéterminé que nous ne connoiſſons point, c’eſt-à-dire, quelque choſe, dont nous n’avons aucune idée particuliére, diſtincte, & poſitive, mais que nous regardons comme le[1] ſoutien des idées que nous connoiſſons.

§. 19.Nulles Propoſitions ne peuvent être innées, parce qu’il n’y a point d’idées qui ſoient innées. Quoi qu’on diſe donc des Principes innez, tant de ceux qui regardent la ſpéculation que de ceux qui appartiennent à la pratique, on ſeroit auſſi bien fondé à ſoûtenir qu’un homme auroit cent francs dans ſa poche, argent comptant, quoi qu’on niât qu’il y eût ni denier, ni ſou, ni écu, ni aucune piéce de monnoye qui pût faire cette ſomme, on ſeroit, dis-je, tout auſſi bien fondé à dire cela, qu’à ſe figurer, que certaines Propoſitions ſont innées, quoi qu’on ne puiſſe ſuppoſer en aucune maniére, que les idées dont elles ſont compoſées, ſoient innées : car en pluſieurs rencontres d’où que viennent les idées, on reçoit neceſſairement des Propoſitions qui expriment la convenance ou la diſconvenance de certaines idées. Quiconque a, par exemple, une véritable idée de Dieu & du culte qu’on lui doit rendre, donnera ſon conſentement à cette Propoſition, Dieu doit être ſervi,

  1. Subſtratum : L’Auteur a employé ce mot Latin dans cet endroit, ne croyant pas trouver un mot Anglois qui exprimât ſi bien ſa penſée. Le François n’en fournit pas non plus de ſi propre, à mon avis ; c’eſt pourquoi je le conſerve ici pour faire mieux comprendre ce que j’ai mis dans le Texte.