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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/99

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Qu’il n’y a point

hommes des facultez & des moyens, pour découvrir, recevoir & retenir certaines véritez, ſelon qu’ils ſe ſervent de ces facultez & de ces moyens dont il les a pourvus. L’extrême différence qu’on trouve entre les idées des hommes, vient du différent uſage qu’ils font de leurs Facultez. Les uns recevant les choſes ſur la foi d’autrui, (& ceux-là ſont le plus grand nombre) abuſent de ce pouvoir qu’ils ont de donner leur conſentement à telle ou telle choſe, en ſoûmettant lâchement leur Eſprit à l’autorité des autres dans des points qu’il eſt de leur devoir d’examiner eux-mêmes avec ſoin, au lieu de les recevoir aveuglément avec une foi implicite. D’autres n’appliquent leur Eſprit qu’à un certain petit nombre de choſes dont ils acquiérent une aſſez grande connoiſſance, mais ils ignorent toute autre choſe, pour ne s’être jamais attachez à d’autres recherches. Ainſi rien n’eſt plus certain que cette vérité, Trois angles d’un Triangle ſont égaux à deux droits. Elle eſt non ſeulement très-certaines, mais même plus évidente, à mon avis, que pluſieurs de ces Propoſitions qu’on regarde comme des Principes. Cependant il y a des millions d’hommes, qui, quoi qu’habiles en d’autres choſes, ignorent entierement celle-là, parce qu’ils n’ont jamais appliqué leur Eſprit à l’examen de ces ſortes d’Angles. D’ailleurs, celui qui connoit très-certainement cette Propoſition, peut néanmoins ignorer entiérement la vérité de pluſieurs autres Propoſitions de Mathematique, qui ſont auſſi claires & auſſi évidentes que celle-là, parce qu’il n’a pas pouſſé ſes recherches juſques à l’examen de ces véritez de Mathematique. La même choſe peut arriver à l’égard des idées que nous avons de Dieu : car quoi qu’il n’y ait point de vérité que l’homme puiſſe connoître plus évidemment par lui-même, que l’exiſtence de Dieu, cependant quiconque regardera les choſes de ce Monde, ſelon qu’elles ſervent à ſes plaiſirs, & au contentement de ſes paſſions, ſans ſe mettre autrement en peine d’en rechercher les cauſes, les diverſes fins, & l’admirable diſpoſition, pour s’attacher avec ſoin à en tirer les conſéquences qui en naiſſent naturellement, un tel homme peut vivre long-temps ſans avoir aucune idée de Dieu. Et s’il s’en trouve d’autres qui viennent à mettre cette idée dans leur tête pour en avoir ouï parler en converſation, peut-être croiront-ils l’exiſtence d’un tel Etre : mais s’ils n’en ont jamais examiné les fondemens, la connoiſſance qu’ils en auront, ne ſera pas plus parfaite que celle qu’une perſonne peut avoir de cette vérité, Les trois angles d’un Triangle ſont égaux à deux droits, s’il la reçoit ſur la foi d’autrui, par la ſeule raiſon qu’il en a ouï parler comme d’une vérité certaine, ſans en avoir jamais examiné lui-même la démonſtration. Auquel cas ils peuvent regarder l’exiſtence de Dieu comme une opinion probable, mais ils n’en voyent pas la vérité, quoi qu’ils ayent des Facultez capables de leur en donner une connoiſſance claire & évidente, s’ils les employoient ſoigneuſement à cette recherche. Mais cela ſoit dit en paſſant, pour montrer, combien nos connoiſſances dépendent du bon uſage des Facultez que la Nature nous a données ; & combien peu elles dépendent de ces Principes qu’on ſuppoſe ſans raiſon avoir été imprimez dans l’Ame de tous les hommes pour être la règle de leur conduite : Principes que tous les hommes connoitroient néceſſairement, s’ils étoient dans leur Eſprit, ou qui leur étant inconnus, y ſeroient fort inutilement. Or