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Page:Lope de Vega - Théâtre traduction Damas-Hinard tome 1.djvu/52

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de l’esprit, du talent, beaucoup d’esprit et de talent ; mais un désir immodéré de célébrité le tourmentait, et pour obtenir cette célébrité tant souhaitée, il imagina un style étrange, bizarre, qui consistait dans un néologisme ridicule, des inversions extravagantes, l’abus des figures de rhétorique et du bel-esprit. Ce style, comme vous voyez, n’avait rien de bien nouveau ; c’est, à peu de chose près, le mauvais style de tous les méchants écrivains à toutes les mauvaises époques littéraires, et sans remonter bien haut, plusieurs écrivains italiens du seizième siècle auraient pu revendiquer leur part d’invention[1]. Il n’en eut pas moins un succès inouï. Les jeunes poëtes qui avaient le plus de dispositions s’enrôlèrent sous le drapeau de la révolte, et la nouvelle école l’emporta.

Doué d’un sens très-droit et du goût le plus délicat, Lope n’était pas homme à céder aisément au torrent. Il s’y opposa. Vingt ans il combattit Gongora et ses disciples les cultistes[2] avec une persévérance sans égale, employant tour à tour contre eux la raison et la plaisanterie.

Dans son Discours sur la poésie nouvelle, à la suite d’un magnifique éloge de Gongora, Lope s’exprime ainsi : « Après avoir acquis par la grâce et le charme de son style le plus grand renom, il voulut enrichir l’art et la langue même par ces ornements et ces figures que personne n’avait imaginés et qu’on n’avait jamais vus jusqu’à lui… Si, en effet, le but de cet écrivain était, comme on l’a prétendu, de n’être point compris, dans mon opinion il l’a complétement atteint… Beaucoup, séduits par la nouveauté, se sont livrés à ce genre de poésie, et leur espoir n’a pas été trompé : car dans le style ancien ils ne seraient jamais parvenus à être poëtes, et dans le moderne, c’est l’affaire d’un jour ; d’autant qu’avec ces transpositions, quatre sentences, six mots latins et autant de phrases emphatiques, ils se trouvent transportés si haut, qu’eux-mêmes ne se connaissent plus ni ne s’entendent… Ils pensent qu’en imitant sa manière ils auront son génie…

  1. Ce serait une histoire fort curieuse que celle de l’influence des Italiens sur la littérature espagnole. Schlegel l’a à tort niée : elle est réelle en bien et en mal. Ainsi les conceptos (traits d’esprit) de Gongora et de son école étaient une imitation des concetti à la mode en Italie depuis plus d’un demi-siècle
  2. En espagnol cultos, cultivés, raffinés.