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Page:Lope de Vega - Théâtre traduction Damas-Hinard tome 2.djvu/47

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et simplement. Je tirais à vue sur elle ; elle acceptait mes billets, mais n’en payait aucun. — Ma mauvaise étoile ne tarda pas à détruire mon bonheur… Le duc de Medina-Sidonia a près de sa maison, à Séville, un jeu de paume. Comme ce jeu de paume se trouvait dans le même quartier, j’y entrais à toute heure, tantôt jouant moi-même, tantôt me bornant au rôle de spectateur. À l’une des extrémités de la salle, on a sculpté en relief les armoiries des Guzman. Au-dessous du casque, au milieu de la couronne qui entoure l’écu, est représenté le grand Alonzo Perez de Guzman, que l’on a surnommé le Brave, au moment où sur le rempart de Tarife il jette sa dague à un Maure pour qu’on tue son propre fils : action véritablement espagnole. Au-dessous des armes est représenté ce serpent gigantesque qu’il tua en Afrique avec un courage égal à celui d’Hercule. La pique entre par la bouche du redoutable reptile, ressort ensanglantée par les dures écailles, et la queue de l’animal se replie autour de l’écu. Un jour, une foule de jeunes oisifs étaient occupés à regarder ces armoiries ; on avait achevé la partie, et comme il pleuvait, on s’amusait à peloter de côté et d’autre sans prétention. Un cavalier, soit qu’il eût visé ou non, lança la paume contre la bouche du serpent et dit : « On a beaucoup disputé en Afrique touchant celui qui avait tué le serpent ; mais il faut qu’on sache à l’avenir que c’est moi seul qui l’ai tué, et si quelqu’un le nie, j’ai mes témoins. » Il parlait ainsi par badinage ; cependant l’attachement, le respect que je porte à la maison de Medina-Sidonia m’animèrent, et je répliquai : « Celui qui voulut contester ce beau fait à don Alonzo eut lieu de s’en repentir ; car don Alonzo le défia de montrer la langue du reptile, qu’il avait eu soin d’enlever, et lui, il la fit voir sur-le-champ à tout le monde. » Alors l’autre cavalier : « Si don Alonzo a cette langue, qu’il la tire. » Le sang-froid de ce cavalier m’irrita, et je le saisis par le bras, en lui disant : « Faites attention à vos paroles, car si vous ne vous taisez, le même don Alonzo qui est là avec sa dague vous coupera la langue à vous-même. » — Ce fut une folie à moi de prendre aussi sérieusement une plaisanterie ; car vous remarquerez, s’il vous plaît, que ce cavalier était l’intime ami du frère de ma divinité. Celui-ci s’avança vers moi en disant : « Si ce serpent était vivant et qu’il pût lancer son venin, ceux qui font ici les fanfarons se sauveraient bien vite, tandis que mon ami le taillerait en pièces. — S’il agissait ainsi, répliquai-je sans songer à l’intérêt de mon amour, il acquerrait autant d’honneur que don Guzman de Medina-Sidonia. Jusque-là, silence ! — Silence, vous-même ! dirent-ils. — Eh bien ! m’écriai-je, emporté par la fureur ; eh bien ! voyons qui de nous aura peur et fuira. Je suis, moi, le serpent de don Guzman. Que l’un de vous s’approche, s’il ose ! » Je dis, et levant le battoir que je tenais à la main, je m’élançai sur eux, les frappai, les blessai, et si bien qu’en un instant on eut vidé la salle, où je demeurai seul et vainqueur… Vous devinez