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Page:Lope de Vega - Théâtre traduction Damas-Hinard tome 2.djvu/76

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On m’a demandé plusieurs fois dans le vaisseau quel était le motif qui m’amenait en ce pays, et je n’ai pas répondu aux questions qu’une vaine curiosité m’adressait à cet égard. À vous, je vous dirai ce qui me conduit en Sicile : je viens ici pour y tuer un homme.

Lucindo.

Je vous remercie, don Félix, de cette preuve d’estime que vous voulez bien m’accorder. Il est généreux à vous de ne m’avoir pas dédaigné à cause de ma naissance ou de mon état, lorsque vous êtes, vous, un gentilhomme sévillan, et moi simplement un marchand de Valence. Combien je suis flatté et honoré que vous me traitiez en ami !

Don Félix.

Je ne pouvais vous traiter d’une autre façon, puisque je vous ai donné mon cœur, et croyez bien que je ne le donne pas légèrement.

Lucindo.

Pensez de même, je vous prie, que je suis touché infiniment d’une faveur si haute, et que mon cœur vous rend bien les sentiments que le vôtre m’a voués… Une confidence en vaut une autre… Vous venez, dites-vous, en Sicile pour y tuer un homme ?

Don Félix.

Je viens ici pour y tuer un homme, et j’en ai le droit.

Lucindo.

Eh bien ! moi, je viens ici pour m’y venger d’une femme ; et j’ajoute comme vous, j’en ai le droit.

Don Félix.

Veuillez m’employer, Lucindo, si je puis vous servir en quelque chose contre la personne dont vous avez à vous plaindre.

Lucindo.

Je vous conterais en détail cette aventure si je ne craignais de vous ennuyer ; mais je vous l’exposerai en peu de mots. — Je suis venu à Palerme il y a environ deux mois, et j’ai, pour mon malheur, fait ici connaissance d’une femme qui a feint de m’aimer.

Don Félix.

Est-ce que les femmes savent aimer ? Tantôt l’amour est un jeu pour elles, tantôt elles franchissent toutes les bornes.

Lucindo.

Ma dame se montra fort éprise de moi, me prodigua les marques d’affection, me combla de présents. Que vous dirai-je ? L’hameçon auquel j’ai mordu aurait mis en défaut la sagesse même de Caton ; car j’ai eu affaire à une espèce de crocodile qui pleure pour tuer traîtreusement. C’est une femme qui est à la fois dame et demoiselle, une courtisane aux apparences graves, qui sait tromper habilement, qui sait enflammer un cœur en conservant sa présence d’esprit. Pour elle il n’y a pas d’amour ici bas ; car pour qu’elle s’attache, il faut que l’on soit une femme ou qu’on la mène tam-