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Page:Loti - Roman d’un enfant, éd. 1895.djvu/55

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LE ROMAN D’UN ENFANT

transfiguré : une lueur traînait sur l’horizon de cette mer si gauchement esquissée, le reste du ciel était chargé de pluie, et cela me semblait être un soir d’hiver par grand vent ; le canard malheureux, seul, loin de sa famille et de ses amis, se dirigeait (sans doute pour s’y abriter pendant la nuit) vers ce rivage brumeux là-bas, sur lequel pesait la plus désolée tristesse… Et certainement, pendant une minute furtive, j’eus la prescience complète de ces serrements de cœur que je devais connaître plus tard au cours de ma vie de marin, lorsque, par les mauvais temps de décembre, mon bateau entrerait le soir, pour s’abriter jusqu’au lendemain, dans quelque baie inhabitée de la côte bretonne, ou bien et surtout, aux crépuscules de l’hiver austral, vers les parages de Magellan, quand nous viendrions chercher un peu de protection pour la nuit auprès de ces terres perdues qui sont là-bas, aussi inhospitalières, aussi infiniment désertes que les eaux d’alentour…

Quand l’espèce de vision fut partie, dans la grande chambre nue et envahie d’ombre où ma grand’mère chantait, je me retrouvai, comme devant, un tout petit être n’ayant encore rien vu du vaste monde, ayant peur sans savoir de quoi, et ne comprenant même plus bien comment l’envie de pleurer lui était venue.