Page:Lourié - La Philosophie de Tolstoï.djvu/172

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même ne pas convenir à tous les goûts. Si une œuvre d’art ne plaît pas ou reste incompréhensible aux masses, ce n’est pas une raison de déclarer qu’elle est fausse, qu’elle n’est pas une œuvre d’art. Oui, la mission de l’artiste est de traduire et de transmettre les émotions et les sentiments qu’il éprouve, mais encore faut-il que ceux auxquels ces émotions se transmettent soient en état de les concevoir, de les éprouver, de les comprendre. Nos facultés émotives, comme nos facultés cérébrales, subissent un développement évolutif. Il y a aussi des êtres qui sont psychologiquement incapables d’éprouver une émotion quelconque. Enfin, tout le monde n’éprouve pas les mêmes émotions. Les émotions, les sentiments, les idées que suggèrent, à dix personnes, une œuvre d’art, un paysage, un événement quelconque, ne se ressemblent guère. Est-ce que les émotions artistiques que suggèrent Anna Karénine et Guerre et Paix, sont les mêmes chez tout le monde ? Leur beauté artistique est-elle compréhensible à tout le monde ? (Il est vrai qu’avec sa logique implacable le penseur russe condamne maintenant tous ses écrits que nous considérons comme des chefs-d’œuvre et ne fait exception que pour deux opuscules où il a mis toute son âme de prédicateur et d’apôtre : Dieu voit la vérité et Au Caucase.) Chaque individu conçoit, voit, analyse, veut, comprend d’après son tempérament, c’est-à-dire d’après ses facultés émotives, sentantes et pensantes. Et l’éducation artistique, qu’en faisons-nous ? Les œuvres d’art nous révèlent-elles dès la première sommation leurs plus délicieux secrets ? Elles commencent par intéresser notre