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Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/203

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El Arab

tour de la table. Une hanoum, âgée déjà, s’amuse follement de ma présence. Elle sait que je collabore aux grands journaux de Paris. À chaque mot qu’on me dit, à chaque geste de n’importe laquelle de ces dames, à chaque mets nouveau servi dans les assiettes : « Ektébi ! Ektébi ! » me crie-t-elle à travers le léger bourdon des conversations (Écris ! Écris !), tout en faisant le simulacre de saisir un calepin et d’y griffonner fiévreusement.

La chanteuse Bamba rôde autour des convives. Elle nous a fait entendre déjà sa voix, contralto célèbre au Caire, cette voix qu’on devinerait rien qu’à voir ses yeux nègres dans un visage à peine teinté par le sang mulâtre, des yeux de grand fauve désertique, brûlant d’un phosphore si noir, et dans lesquels s’allument par instants de tels éclairs.

Épaisse et courte, elle a les cheveux coupés, puisque c’est de tradition chez les chanteuses égyptiennes, est vêtue, sans aucune recherche, d’on ne sait quelle robe et d’un gros chandail verdâtre, triste attirail qui ne parvient pas à lui retirer son air de divinité nilotique.

La voyant s’arrêter à chaque assiette pour recevoir la bouchée qu’on veut bien lui donner, je me suis étonnée. Pourquoi pas à table avec nous ? Mais j’ai compris au « oh ! » sourd, protestataire, unanime qui m’a répondu, que ce que je venais de dire était l’équivalent, dans quelque grand dîner de Paris, de ce qu’aurait pu demander un étranger ignorant tout de nos mœurs : « Pourquoi le maître d’hôtel ne prend-il pas place à table avec les autres habits ? »

Subalterne… Humble comme un chien elle continuait sa ronde quémandeuse, sans parler, sinon avec des yeux éloquents d’animal.

Mais, le dîner fini, lorsqu’arriva l’heure d’entrer dans la musique, de s’en intoxiquer, comme font les Orientaux, jusqu’à l’hypnose, Bamba, son luth dans les mains, redevint le maître, et ses auditrices les dociles esclaves de tous ses caprices.