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Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/52

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Carthage

Le dîner fut, comme chez elle, servi tard dans la soirée, et à l’européenne — ou soi-disant.

Pas de Champagne, cette fois, pas même de vin — et même pas d’eau, les Arabes ne buvant qu’après le repas.

De gamines, point. De vraies jeunes filles en soie et dorures servaient. Leur zèle était tel qu’elles vous arrachaient positivement votre assiette pleine avant qu’on eût eu le temps de voir ce qu’elle contenait. C’était, il est vrai, pour la remplacer par une autre aussi pleine.

La princesse, assise en face de moi, visage d’albâtre dans le col Médicis, restait silencieuse. Je devais, dans la suite des jours, m’apercevoir qu’elle ne parlait politique qu’avec les hommes. Elle savait bien que les autres musulmanes n’y comprenaient goutte. Et, quand elle ne parlait pas politique, elle ne parlait pas.

Ce qu’elle pensait de ce dîner et des propos arabes, d’ailleurs, rares, qui s’y tenaient, impossible de le savoir. Pour moi, tout était sans explication.

L’une à ma droite et l’autre à ma gauche, deux des princesses beylicales que j’avais déjà vues gardaient, comme presque toute la tablée, un regard lourd d’ennui sous leur sourcil unique qui les distinguait des autres convives. L’une d’elles, celle de gauche, sans sourire et comme indifférente, piqua dans sa propre assiette une énorme bouchée de la chose compliquée, pimentée, excellente, qu’on venait de nous servir après plusieurs autres mets inconnus, et dirigea sa fourchette ainsi chargée vers ma bouche. J’étais pourtant servie comme elle ! Retenant mon geste de recul je compris juste à temps qu’elle me faisait un grand honneur, et, de mon mieux, non sans un peu d’épouvante, j’engouffrai ce qu’elle me présentait.

Un moment plus tard, celle de droite ne manque pas de l’imiter. J’eus alors la certitude qu’avant la fin de ce dîner il me faudrait, par politesse, mourir d’étouffement. Et rien à boire afin de faire passer ces morceaux trop grands pour la contenance de ma bouche !

Nazli soupçonna certainement quelque chose de mon angoisse. « Si vous êtes fatiguée d’être à table, me dit-


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