Aller au contenu

Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
73
L’Edough

Le cocher, menacé d’une forte amende s’il manquait la correspondance prévue pour les lettres, finit par descendre de son siège et prit alternativement ses bêtes à la bride, avec coups de manche de fouet et coups de pied dans le ventre. Rien. Peut-être les pauvres trois rosses aimaient-elles mieux mourir sur place comme leur camarade que de tenter le petit effort qu’on leur demandait.

Je vis, à travers ma souffrance horrible, mon mari descendre de la voiture, puis l’abbé. Ce dernier releva sa soutane dans sa ceinture, et tous deux se mirent à pousser à la roue avec la dernière énergie, pendant que le cocher, à la tête de l’attelage, continuait sa manœuvre.

Combien de temps dura leur tentative ? Tout à coup je relevai la tête. La diligence venait de repartir, et au grand galop.

Empoisonnée ! Je ne me rendais même pas compte que les chevaux avaient la bride sur le cou, que le cocher n’était plus sur son siège, que je restais seule dans cette diligence emballée, allant immanquablement vers la catastrophe. Tout m’était égal. C’est ce qui arrive quand on souffre trop. Je regardai d’un œil morne le cocher, le prêtre et mon mari courir comme des fous derrière cette voiture en perdition. La poussière, autour d’eux, soulevait d’énormes nuages. La soutane de l’abbé volait jusque par-dessus ses épaules.

Il faut croire qu’ils arrivèrent à rattraper les chevaux puisque, sans nul retard, nous faisions au soleil couchant notre entrée dans Tabarka, ville sablonneuse, poudre d’or au bord d’une Méditerranée dont la couleur ne saurait être traduite que par le mot bleu-paon.


Avant d’aller vite me coucher dans le lit d’enfant, beaucoup trop court pour moi, mais le seul dont disposât le meilleur hôtel de la ville (et qui ne fut toute la nuit qu’un orage de moustiques), j’eus le temps d’apercevoir, assise sur le seuil de cet hôtel, la patronne en pleurs berçant dans ses bras une petite fille de deux ou trois ans, en train de mourir de la malaria.