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Page:Lucien Fabre - Rabevel ou le mal des ardents Tome III (1923, NRF).djvu/39

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LA FIN DE RABEVEL

comme sa sauvegarde. Elle revivait sa prime jeunesse et les souvenirs les meilleurs de ses amours en se promenant dans des rues jadis familières ; cette délicate provision de délices que constitue certaine forme de la mémoire lui permettait de jouir à l’extrême de son passé le plus aimé. Une crainte aigüe pourtant la traversait en flèche quand Bernard l’accompagnait, celle qu’il se permit d’un mot, d’un geste, d’empiéter sur son domaine intérieur passionnément gardé clos. Sa piété repoussait toute tentative avec horreur ; elle vivait sur le qui-vive ; et, par une contradiction naturelle, si elle souhaitait que la présence de Bernard fût innocente, elle s’avouait désirer cette présence innocente. Bernard se conduisait en grand frère ; pas un mot, pas une attitude qui pût rappeler le passé et entamer l’avenir ; pas même ces quelques intentions voilées par un regard ou une intonation, et dont elle avait eu tant de peur le premier jour ; et, bien entendu, rien qui fit allusion aux mots prononcés à voix basse ce même jour… Que de supplices exquis pourtant ! à certaines minutes, à ce moment, par exemple, où leur voiture s’arrêta (la gourmette d’un cheval s’était accrochée au timon, le cocher était descendu pour remettre les choses en ordre) sur le quai de l’Horloge, juste devant la porte de ce petit appartement d’Abraham où ils avaient passé ensemble des heures si douloureuses et si tendres, elle ne sut pas s’empêcher de le guetter. Qu’allait-il dire ? Mais il regardait paisiblement la rue. Elle crut d’abord à une sorte de manœuvre taquine : puis à l’indiffé-