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Page:Lucien Fabre - Rabevel ou le mal des ardents Tome I (1923, NRF).djvu/16

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LE MAL DES ARDENTS

parut sur le seuil. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, aux longues moustaches fatiguées, qui traînait les pieds dans des savates. Il ôta sa calotte défraîchie à pompon noir pour saluer son monde ; puis, d’un tic qui l’agitait tout entier, il secoua ses vêtements verdis par l’usage et d’où s’envolaient de la poussière et du tabac à priser. Noë le regardait avec admiration.

— Tu sais, dit-il au petit, c’est un savant et un républicain de la première heure. Il était près de Lamartine en 48 et il possède encore des lettres qu’il a reçues de Béranger et de Victor Hugo. C’est un Père du peuple, ça. Tu as de la chance d’avoir un pareil maître.

Mais Bernard contemplait les vêtements avachis du pauvre homme et sa contenance misérable ; un grand air d’ennui, de tristesse et de solitude émanait du pédagogue. L’enfant y cherchait vainement l’éclat des rêves, la féerie de la science, toute la lumière de ces paradis dont ses oncles, petits patrons intelligents et cultivés, lui parlaient si souvent. Cette minute qu’il avait attendue longuement, et longtemps souhaitée, lui parut tellement morne qu’il sentit monter les larmes. Il se retint par orgueil et fit du coin de la bouche une mauvaise grimace ; son démon coutumier lui souffla le mot le plus propre à blesser Noë :

— Il n’est pas reluisant ton bonhomme, lui dit-il ; et il souffla avec dérision.

À peine achevait-il qu’il sentait à la joue une brûlure cuisante : pour la première fois de sa vie on l’avait giflé.