Aller au contenu

Page:Lucrèce - De la nature des choses (trad. Lefèvre).djvu/174

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
106
DE LA NATURE DES CHOSES

De l’intime travail qu’on nomme sentiment,
C’est nier l’évidence acquise et manifeste.
Car le fait nous apprend, nous prouve, nous atteste
La sensibilité du corps, et ce qu’elle est.
360L’âme en quittant le corps laisse l’être incomplet,
Et le sens l’abandonne ; il perd en ce divorce
Ce qui, sans être lui, du moins doublait sa force ;
Sa part à lui, la mort la lui prend par surcroît.

D’aucuns disent : « C’est l’âme et non pas l’œil qui voit ;
L’œil est la porte ouverte à l’âme spectatrice. »
Vaine erreur ! Leur sens même en fait assez justice,
Lui qui pousse l’image au centre visuel.
Parfois l’éclat trop vif à notre œil est cruel ;
L’objet brillant s’éclipse et le regard avorte ;
Et l’œil souffre : est-ce là l’office d’une porte ?
Courage ! ajoutez donc que, sans porte et sans yeux,
L’esprit serait plus libre et l’âme verrait mieux.

Je ne puis non plus croire à l’erreur qu’accrédite
Le nom presque divin du sage Démocrite.
De couples alternés combinant les accords,
Deux à deux, germe à germe, il soude l’âme au corps.
Or la ténuité des principes de l’âme
En doit borner le nombre. Aux mailles de la trame
Ils pendent clairsemés et se tiennent de loin.
380Tout au plus la Nature aura-t-elle pris soin
De mesurer entre eux l’intervalle aux surfaces
Que les plus frêles grains, les corps les plus fugaces
Doivent couvrir sur nous en tombant du dehors