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Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/215

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ne se fut pas plus tôt étendu sur un matelas de cuir, que la fatigue et les fumées du vin le plongèrent dans un profond sommeil. Pendant longtemps ses rêves furent si bizarres et si confus qu’il n’éprouvait d’autre sentiment que celui d’un malaise vague, sans avoir la perception d’une image ou d’une idée qui pût en être la cause. Peu à peu il commença à voir plus clair dans son rêve, si l’on peut s’exprimer ainsi, et il songea avec suite. Il lui semblait qu’il était dans une barque sur un grand fleuve plus large et plus troublé qu’il n’avait jamais vu le Guadalquivir en hiver. Il n’y avait ni voiles, ni rames, ni gouvernail, et la rive du fleuve était déserte. La barque était tellement ballottée par le courant, qu’au malaise qu’il éprouvait il se crut à l’embouchure du Guadalquivir, au moment où les badauds de Séville qui vont à Cadix commencent à ressentir les premières atteintes du mal de mer. Bientôt il se trouva dans une partie de la rivière beaucoup plus resserrée, en sorte qu’il pouvait facilement voir et même se faire entendre sur les deux bords. Alors parurent en même temps, sur les deux rives, deux figures lumineuses qui s’approchèrent, chacune de son côté, comme pour lui porter secours. Il tourna d’abord la tête à droite, et vit un vieillard d’une figure grave et austère, pieds nus, n’ayant pour vêtement qu’un sayon épineux. Il semblait tendre la main à don Juan. À gauche, où il regarda ensuite, il vit une femme, d’une taille élevée et de la figure la plus noble et la plus attrayante, tenant à la main une couronne de fleurs qu’elle lui présentait. En même temps il remarqua que sa barque se dirigeait à son gré, sans rames, mais par le seul fait de sa volonté. Il allait prendre terre du côté de la femme, lorsqu’un cri, parti de la rive droite, lui fit tourner la tête et se rapprocher de ce côté. Le vieillard avait l’air encore plus austère qu’auparavant. Tout ce que l’on voyait de son corps était couvert de meurtrissures, livide et teint de sang caillé. D’une main il tenait une cou-