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Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/273

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minute dans l’obscurité la plus complète, il tirait et perçait le transparent trois fois sur quatre.

Avec un mérite aussi transcendant, Mateo Falcone s’était attiré une grande réputation. On le disait aussi bon ami que dangereux ennemi : d’ailleurs serviable et faisant l’aumône, il vivait en paix avec tout le monde dans le district de Porto-Vecchio. Mais on contait de lui qu’à Corte, où il avait pris femme, il s’était débarrassé fort vigoureusement d’un rival qui passait pour aussi redoutable en guerre qu’en amour : du moins on attribuait à Mateo certain coup de fusil qui surprit ce rival comme il était à se raser devant un petit miroir pendu à sa fenêtre. L’affaire assoupie, Mateo se maria. Sa femme Giuseppa lui avait donné d’abord trois filles (dont il enrageait), et enfin un fils, qu’il nomma Fortunato : c’était l’espoir de sa famille, l’héritier du nom. Les filles étaient bien mariées : leur père pouvait compter au besoin sur les poignards et les escopettes de ses gendres. Le fils n’avait que dix ans, mais il annonçait déjà d’heureuses dispositions.

Un certain jour d’automne, Mateo sortit de bonne heure avec sa femme pour aller visiter un de ses troupeaux dans une clairière du mâquis. Le petit Fortunato voulait l’accompagner, mais la clairière était trop loin ; d’ailleurs, il fallait bien que quelqu’un restât pour garder la maison ; le père refusa donc : on verra s’il n’eut pas lieu de s’en repentir.

Il était absent depuis quelques heures et le petit Fortunato était tranquillement étendu au soleil, regardant les montagnes bleues, et pensant que, le dimanche prochain, il irait dîner à la ville, chez son oncle le caporale[1],

  1. Les caporaux furent autrefois les chefs que se donnèrent les communes corses quand elles s’insurgèrent contre les seigneurs féodaux. Aujourd’hui on donne encore quelquefois ce nom à un homme qui, par ses pro-