Aller au contenu

Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/323

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

heure après on les eût vus sauter et rire sur le pont, se livrant à toutes les extravagances de l’ivresse la plus brutale. Leurs danses et leurs chants étaient accompagnés des gémissements et des sanglots des blessés. Ainsi se passa le reste du jour et toute la nuit.

Le matin, au réveil, nouveau désespoir. Pendant la nuit, un grand nombre de blessés étaient morts. Le vaisseau flottait entouré de cadavres. La mer était grosse et le ciel brumeux. On tint conseil. Quelques apprentis dans l’art magique, qui n’avaient point osé parler de leur savoir-faire devant Tamango, offrirent tour à tour leurs services. On essaya plusieurs conjurations puissantes. À chaque tentative inutile, le découragement augmentait. Enfin on reparla de Tamango, qui n’était pas encore sorti de son retranchement. Après tout, c’était le plus savant d’entre eux, et lui seul pouvait les tirer de la situation horrible où il les avait placés. Un vieillard s’approcha de lui, porteur de propositions de paix. Il le pria de venir donner son avis ; mais Tamango, inflexible comme Coriolan, fut sourd à ses prières. La nuit, au milieu du désordre, il avait fait sa provision de biscuits et de chair salée. Il paraissait déterminé à vivre seul dans sa retraite.

L’eau-de-vie restait. Au moins elle fait oublier et la mer, et l’esclavage, et la mort prochaine. On dort, on rêve de l’Afrique, on voit des forêts de gommiers, des cases couvertes en paille, des baobabs dont l’ombre couvre tout un village. L’orgie de la veille recommença. De la sorte se passèrent plusieurs jours. Crier, pleurer s’arracher les cheveux, puis s’enivrer et dormir, telle était leur vie. Plusieurs moururent à force de boire ; quelques-uns se jetèrent à la mer, ou se poignardèrent.

Un matin, Tamango sortit de son fort et s’avança jusqu’auprès du tronçon du grand mât. « Esclaves, dit-il, l’Esprit m’est apparu en songe et m’a révélé les moyens de vous tirer d’ici pour vous ramener dans votre pays.