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Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/147

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nations ? Des ruines, la barbarie, la mort. Rome, qui avait inventé ce duel à six, procureurs fondés de deux nations belligérantes, Rome a renié sa sagesse première ; après avoir mis sur pied de nombreuses légions de soldats, elle a trouvé des rois ravageurs qui ont mis sur pied des légions quatre fois plus nombreuses, et elle a péri stupidement, et elle a été ensevelie dans son vaste camp des prétoriens, non loin du petit tombeau des Horaces. Quelle leçon !

Mais compromettre la vie de six hommes dans un débat de deux peuples, c’est encore beaucoup trop, quoique peu. Le sang de six braves soldats a, dans la balance divine, autant de poids que le sang de deux armées nombreuses ; et ce qui paraissait une chose sage et humaine à des esprits païens, change complétement de nature dans le sens évangélique. La loi de Moïse a été adoucie par la loi du Christ, et l’anathème sublime lancé dans le jardin des Oliviers contre l’homme sanguinaire s’adresse autant à l’individu qu’au peuple. Il n’y a pas de nombre dans l’infini de la création.

Deux nations, deux gouvernements sont en litige ; il s’agit, par exemple, de décider, comme dit Voltaire, si la France ou l’Angleterre posséderont deux pouces de neige au Canada. Casus belli. La diplomatie a épuisé l’arsenal de ses protocoles ; Londres et Paris tiennent à leurs pouces de neige, ils n’en démordront pas. On va mettre sur pied vaisseaux et régiments, s’exterminer selon l’usage, pour habiller de deuil et noyer de larmes des veuves, des mères et des sœurs, en l’honneur du genre qui se dit humain. Arrêtez-vous : il y a un autre moyen décisif et chrétien pour arriver innocemment au résultat de l’arbitrage des deux pouces de neige.