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Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/47

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— À ne pas être battus ; c’est beaucoup, dit Lamanon.

— Ce n’est rien, reprit le corsaire ; à quoi cela sert-il de battre des Russes ? Que voulez-vous faire de la Russie ? Je ne la prendrais pas si on me la donnait. Je suis né à Paris rue des Filles-Dieu… Connais-tu cette rue, Lamanon ?

— Rue des Filles-Dieu ? dit Lamanon en regardant les étoiles, je n’en ai jamais entendu parler.

— C’est une rue, poursuivit Lefebvre, qui commence à la rue Saint-Denis, près la porte, et aboutit, je crois, à la rue Bourbon-Villeneuve.

— Ah ! j’y suis ! dit Lamanon.

— Tant pis pour toi, si tu y étais ! reprit Lefebvre ; c’est une rue étroite comme ma main ; je n’ai jamais pu y passer tout seul de front. Il y aurait un ruisseau, s’il y avait de la place pour lui ; il y aurait de la lumière, si le soleil pouvait y mettre le nez ; il y aurait de l’air, si les deux côtés de la rue ne s’embrassaient pas. J’ai quitté la rue des Filles-Dieu pour venir respirer dans l’Inde eh bien s’il fallait choisir par force, j’aimerais encore mieux ma rue natale qu’un palais à Saint-Pétersbourg. Voyez les Anglais, comme ils sont fins, eux ! ils ont beaucoup de rues des Filles-Dieu, en Angleterre ; je crois même que l’Angleterre n’est qu’une rue des Filles-Dieu, sans lumière, sans vie, sans soleil : eh bien ! ils ne vont pas perdre leur temps à battre les Russes ; ils songent à créer la nouvelle Angleterre du soleil, et grande comme la moitié du monde ! Ils veulent avoir un Londres à Calcutta, ils sont ennuyés des ténèbres, ils veulent le jour ; ils sont dégoûtés de la chasse au renard, ils veulent chasser le tigre ; ils sont fatigués du cheval, ils veulent s’asseoir sur