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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/179

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P. PERRAULT

a voulu dormir auprès des siens… La foule se disperse, causant du mort qu’elle n’a point connu et de l’immense fortune qu’il laisse à ses héritiers.

Mme Saujon, en grand deuil, robe et chapeau de la bonne faiseuse, donne le bras à son neveu, qui marche la tête inclinée, les yeux brouillés de larmes.

Ils retrouveront la maison pleine de monde. Les vignerons seront déjà attablés dans la grange. Et tous les amis venus de loin ont été priés de rester pour le déjeuner : c’est encore l’usage en Bourgogne.

Caroline a pris ses précautions : un repas de trente couverts a été commandé à l’hôtel du Nord, dont le personnel est depuis le matin à la Foussotte.

Qu’en dira mon oncle ? Quelle impression ressentira-t-il, à la vue de ses vieux camarades tous alertes, bien portants, comme il devrait l’être ? prononça Pierre au moment de pénétrer dans le jardin, ramené par la vue de leurs hôtes, dont la plupart les avaient précédés, au devoir pénible, mais inévitable, qui lui incombait.

— Je ne sais pas, repartit Caroline. Ça va l’ennuyer, peut-être. C’est une corvée pour tout le monde, ces repas-là, mais on ne peut laisser repartir les gens à jeun. »

Elle s’interrompit pour remarquer :

« Je ne vois pas le prêtre qui t’accompagnait, qu’est-il donc devenu ?

— Le père d’Espard ! Il déjeune à la cure.

— T’a-t-il donné cette lettre dont le consul parle dans sa dépêche ?

— Pas encore. Il a, paraît-il, des instructions précises. Je ne dois être mis en possession qu’après les obsèques.

— Je me demande ce qu’Odule peut bien avoir à te dire en particulier, fit Mme Saujon nerveuse, comme chaque fois que cette question se posait dans son esprit.

— Ne vous tracassez pas à ce sujet, ma tante ; cela ne changerait rien à ce qui est. Prenez votre cachet… »

Il ajouta, narquois :

« Vous feriez peut-être bien de doubler la dose, étant donnée la qualité du menu. »

L’oncle Charlot était au salon, entouré de ses vieux amis qu’il paraissait heureux de revoir. On causait chasse, politique, agriculture. Le déjeuner fut plein d’entrain : Odule Saujon était loin des esprits…

Seuls, Pierre et son oncle échangeaient parfois un regard triste qui parlait de l’absent.

On ne quitta la table que vers trois heures, au moment de monter en voiture.

Pierre eut un soupir d’allégement, à voir s’éloigner leurs hôtes.

Son séjour à Paris, les démarches à faire pour être mis en possession de la fortune qu’Odule lui léguait tout entière, avec cette clause restrictive, toutefois, que la moitié du revenu appartiendrait à son frère Charles sa vie durant ; — il n’était pas question de Caroline ; — puis le voyage de Marseille, l’attente, le retour surtout, avaient été pour le jeune homme une source de tracas et d’émotions pénibles.

S’y ajoutant, celles de ce jour avaient achevé d’ébranler ses nerfs, pour calme et maître de lui qu’il fût.

Il se sentait envahi d’un impérieux besoin de silence, d’isolement…

Un peu affaissé, surpris par cette subite solitude, succédant à ce mouvement inusité autour de lui, l’oncle Charlot somnolait dans son fauteuil. En face de son mari, Caroline digérait, la mine béate, passant en revue les mets dont elle s’était délectée, les savourant de souvenir.

Pierre se glissa hors du salon, monta chez lui, et, traînant vers le feu sa grande vieille bergère, s’y enfouit, s’y blottit, le front dans les coussins, ne souhaitant qu’une chose : cesser de penser durant quelques minutes.

Tout en cherchant sa place, tassant son corps svelte, il grognait entre ses dents :

« C’est stupide d’être las comme ça ! »

Mais il ne résistait point, laissait se fermer ses paupières, s’engourdir son esprit, content de penser que, enfin ! il allait dormir, ne fût-ce qu’une heure.

Pas même une minute !… Il était écrit qu’il ne se reposerait point encore ce jour-là.

On heurtait à sa porte.