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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/232

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second et des lieutenants furent à la mer avec leur armement habituel. Dans chacune prirent place MM. Heurtaux, Coquebert, Allotte, un matelot à la barre, quatre aux avirons, les harponneurs Kardek, Durut et Ducrest à l’avant. Puis elles prirent rapidement la direction du nord-est.

M. Heurtaux recommanda aux deux lieutenants d’observer une extrême prudence. Il importait de ne point effaroucher la baleine et de la surprendre. Elle semblait être de forte taille, et, parfois, l’eau, battue d’un formidable coup de sa queue, rejaillissait à une grande hauteur.

Le Saint-Enoch sous petite voilure, huniers et trinquette, se rapprochait lentement.

Les trois pirogues marchaient sur la même ligne et, expresse recommandation de M. Bourcart, ne devaient point chercher à se dépasser. Mieux valait qu’elles fussent réunies au moment d’attaquer l’animal.

Donc, le lieutenant Allotte dut modérer son impatience. Ce ne fut pas sans peine, et, de temps en temps, M. Heurtaux était obligé de lui crier :

« Pas si vite… pas si vite, Allotte, et restez dans le rang ! »

Lorsque la baleine avait été aperçue, elle émergeait à trois milles environ du navire, — distance que les embarcations enlevèrent aisément en une demi-heure.

Les voiles furent alors amenées et les mats couchés sous les bancs, de manière à ne point gêner la manœuvre. Chaque harponneur avait à sa disposition deux harpons, dont l’un de rechange. Les lances bien appointées, les louchets bien aiguisés, étaient à portée de la main. On s’assura que les lignes, lovées dans leurs bailles, ne s’embrouilleraient pas à travers l’engougeure garnie de plomb de l’avant, et seraient facilement tournées sur le montant fixé derrière le tillac. Si l’animal, une fois amarré, fuyait à la surface de la mer ou plongeait dans ses profondeurs, on lui filerait de la ligne.

C’était un baleinoptère ne mesurant pas moins de vingt-huit à vingt-neuf mètres, de l’espèce des culammaks. Avec des nageoires pectorales longues de trois mètres et une caudale triangulaire de six à sept, il devait peser près de cent tonnes.

Ce culammak, ne donnant aucun signe d’inquiétude, se laissait aller aux balancements d’une houle allongée, son énorme tête tournée au large des embarcations. Pour sûr, Jean-Marie Cabidoulin eût déclaré qu’on en retirerait au minimum deux cents barils d’huile.

Les trois pirogues, une sur chaque flanc, la dernière en arrière, prête à se porter à droite ou à gauche, étaient arrivées sans avoir donné l’éveil.

Durut et Ducrest, debout sur le tillac, balançaient le harpon, attendant le moment de le lancer au-dessous des nageoires de la baleine, de manière à la blesser mortellement. Si elle était atteinte d’un double coup, sa capture n’en serait que plus certaine. En cas qu’une des lignes vînt à se rompre, on la tiendrait du moins avec l’autre, sans craindre de la perdre pendant la durée de son plongeon.

Mais, au moment où la pirogue du lieutenant Allotte allait l’accoster, le culammak, avant que le harponneur eût pu le piquer, se retourna brusquement au risque d’écraser l’embarcation, puis sonda, après avoir frappé la mer d’un si violent coup de queue que l’eau rejaillit à vingt mètres.

Aussitôt les matelots de s’écrier :

« Satanée bête !…

— La voilà en fuite !…

— Pas même un coup de lance dans le gras !…

— Et pas de ligne à lui filer !…

— Et quand remontera-t-elle ?…

— Et où remontera-t-elle ?… »

Ce qu’il y avait de certain, c’est que ce ne serait pas avant une demi-heure, temps égal à celui qui s’était écoulé depuis son premier souffle.

Après le tumultueux remous produit par le coup de queue, la mer était redevenue calme. Les trois pirogues venaient de se rejoindre. M. Heurtaux et les deux lieutenants étaient bien résolus à ne point abandonner une si belle proie.