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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/235

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ÉMILE MAISON

élément naturel, qui n’est point précisément celui de la faune fluviale ou marine ; minute durant laquelle il lui faut surprendre le poisson et le ramener pantelant au bout de ses doigts, enfoncés dans les ouïes de la victime ; n’est-ce pas un tour de force ?

La ou les victimes, car quelquefois il en remontera deux du fond du gouffre, qu’il lancera sur le pré ou sur le sable, voire au diable, si la berge dessine une crête en saillie sur le lit du torrent ; puis il plongera de plus belle, fouillant les sous-bords et toutes les anfractuosités, pour reprendre enfin pied sur la terre ferme. Quel que soit l’état de la température ambiante, il sort de là littéralement cramoisi.

En été passe encore, mais au cœur de l’hiver ! Et pourtant cela se voit.

« J’ai, dit M. A. Philipon, dont personne ne suspectera le témoignage, j’ai connu certains professionnels qui étaient de véritables virtuoses dans ce genre. J’ai vu l’un d’eux, « travaillant » la fosse d’un moulin, plonger près d’une minute, puis remonter en me demandant quel poisson je désirais qu’il rapporte. Était-ce un brochet, une carpe ou une perche ? Mon homme replongeait et reparaissait avec la pièce demandée. J’en ai connu un autre en Moselle qui, au plus fort de l’hiver, prenait des barbillons dans les sous-rives et revenait parfois pliant sous le poids de sa capture. »

M. Charles Marsillon, ingénieur des arts et manufactures, ajoute son témoignage à celui de M. Philipon. Et combien d’autres je pourrais invoquer, s’il en était besoin, ici ou ailleurs !

J’ai personnellement connu un de ces virtuoses. C’était à Annecy, en l879, le soir de la Saint-Jean. Le matin, revenant d’une partie de pêche sur le lac, le maître d’armes du 30e de ligne me salua fort civilement du plus loin qu’il aperçut mon canot ; puis, à peine débarqué : « Êtes-vous des nôtres, ce soir, avec le tambour-major, qui veut vous montrer sa manière de pêcher aux gorges du Fier ? — Oui, certes, et avec grand plaisir », avais-je répondu, heureux de pressentir de l’inédit.

La canne d’un tambour-major n’ayant rien à faire avec mes habitudes journalières et mes goûts particuliers, ce n’est que par hasard qu’il m’avait été donné d’approcher l’ami du maître d’armes ; un tout petit tambour-major, du reste, pas plus haut qu’un chasseur à pied, qui répondra, si vous voulez bien, au nom de guerre de Tournefol, puisque c’est un nom assez commun en Savoie, où d’ailleurs le bon sens n’a pas encore perdu ses droits.

Ah ! où sont les beaux géants du règne de Louis-Philippe et du second Empire qui, précédés des sapeurs à tablier blanc et la hache sur l’épaule, eux brodés d’or sur toutes les coutures et coiffés d’un gigantesque bonnet à poil empanaché, faisaient sauter leur canne à des hauteurs vertigineuses, pour la recevoir du même geste tranquille et solennel, tandis que leur panache semblait vouloir menacer les cieux !

Mon ami Chauvelot, en revanche, était si long qu’il n’en finissait plus. À la leçon d’escrime des bleus, il fallait le voir se fendre à fond, en leur criant d’une voix de stentor : « Voilà comment on se fend sur le terrain… et dans l’armée française. » Qu’est-il devenu, ce vieux sergent aux moustaches féroces et d’un naturel plutôt timide dans les relations sociales ? Je voudrais que cet hommage le rejoignît quelque part.

Ayant pris le chemin de fer jusqu’à Lovagny, nous fûmes bientôt rendus. Bien que sans doute vaguement gênés dans des effets civils, mes deux compagnons ouvraient allègrement la marche le long des sentiers abrupts conduisant aux gorges du Fier. « Vous allez voir ! me disait à tout instant le brave Chauvelot d’un air capable en relevant ses moustaches de la dextre, vous allez voir ! »

Et nous arrivâmes de l’autre côté des gorges, au lieu dit la mer de Rochers, où le Fier a creusé son lit entre des parois presque verticales. Déjà dépouillé au départ de tout insigne militaire, le tambour-major acheva de s’humaniser en revêtant le costume de nos premiers parents ; après quoi, de l’œil, il se mit à sonder les creux du torrent qui, sous les