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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/280

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POUR L’HONNEUR

d’ajouter quelques centaines de francs par an au trésor amassé à sa fille, pouvoir l’enrichir d’un coup ! Quelle tentation !…

« Ce soupçon n’eût pas même effleuré mon esprit en temps ordinaire : mais nos passions suivent la progression inverse de notre vouloir : qu’il faiblisse, ce sont elles qui commandent.

« Il en va de même des sentiments les plus purs, les plus saints : une digue est partout nécessaire.

« Or, me disais-je, si cette pensée est venue à Legonidec. à cette heure où sa raison vacillait, il a pu succomber…

« Pour Ramet, il fut intraitable.

« — Nous avons joué une partie, Aubertin et moi, me dit-il, c’est lui qui a perdu ; qu’il s’exécute. »

« Je n’obtins autre chose que ceci : mais je l’obtins avec une facilité qui m’étonna et aurait dû me mettre en garde : Aubertin restait l’associé de son ancien commanditaire, et, sans apport, partageait les bénéfices.

« C’est ainsi que les choses s’arrangèrent. Cet acte-la, c’est moi qui le passai. Je fis l’inventaire de l’outillage ; je réglai tout du mieux que je pus : pour Aubertin, ce n’en était pas moins la ruine.

« Cela marcha trois ans ; après quoi Ramet, se jugeant à même de mener seul la maison, fit la vie si dure à son associé que celui-ci chercha une autre position.

« Nous avions été joués jusqu’au bout par ce rusé coquin ! Ses misérables calculs ne lui ont pas profité, au reste. L’usine est depuis longtemps en d’autres mains ; Ramet s’y est ruiné.

« Pour Legonidec, voici ce qui eut lieu.

« Rentré à Niort, j’allai le voir. Il était très souffrant, la tête peu solide. Je le jugeai incapable de m’entendre et ne le questionnai point. Mais je lui fis promettre de venir à l’étude dès qu’il serait remis.

« Aubertin n’avait encore pris aucune décision : moi-même je lui conseillais de s’en tenir, jusqu’à nouvel ordre, à faire surveiller les allées et venues de son contremaître.

« Puisque Legonidec se prétendait volé, c’était à lui de porter plainte : il fallait le laisser agir. S’il était coupable, il se dénoncerait lui-même par quelque démarche imprudente.

« L’attachement que je lui gardais malgré tout était pour beaucoup dans ce conseil.

« Je me flattais de l’amener à un aveu un jour ou l’autre, quand le remords aurait fait son œuvre dans cette conscience jusqu’alors si droite et qui n’avait pu dévier qu’en un instant d’aberration.

« Huit jours plus tard, je reçois de lui un mot, me priant de tenir prêts les fonds qu’il avait dans mon étude : six mille francs. Ils étaient à la banque en compte courant, attendant que j’eusse un placement hypothécaire avantageux : je les retirai.

« Legonidec vint le matin, à neuf heures, au moment de se rendre pour la première fois à l’usine. Il était bien défait, mais son regard avait repris une expression calme. Il tira de sa poche un titre de rente, le posa sur mon bureau et me dit :

« — Il faudrait vendre ça.

« — Très bien : je l’enverrai aujourd’hui à un agent de change. »

« Je ne lui demandai aucune explication sur l’emploi qu’il en comptait faire. Je me bornai à lui annoncer que j’avais retiré ses six mille francs de la banque. Il me répondit qu’il toucherait le tout en même temps.

« Je ne lui avais pas tendu la main lorsqu’il était entré, et je restais très raide dans mon attitude ; ceci à dessein, dans le but de le frapper, de le forcer à réfléchir, à rentrer en lui-même, à présent qu’il était en possession de toute sa lucidité.

Comprit-il ? Je n’en sais rien. Il paraissait très troublé, très perplexe.

« À deux reprises, il ouvrit la bouche pour me dire une chose qu’en fin de compte il ne me dit point. Et, après un salut timide, il s’en alla.

« Sur le seuil, il s’arrêta pour me demander :

« — Cela prendra-t-il longtemps, monsieur, la vente de mon titre ?

« — Trois jours.