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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/299

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s’il n’est pas en carton ou en toile peinte…

— Bien répondu, ajouta le harponneur Louis Thiébaut, et pas un novice à bord ne goberait de telles imaginations ! »

Non, certes, et, plutôt que d’accepter cette explication, assez naturelle, en somme, tous étaient disposés à en admettre de bien plus invraisemblables !…

À ce moment, le harponneur Jean Durut dit assez haut pour que M. Bourcart pût l’entendre de la dunette, sur laquelle il se trouvait encore :

« Ça n’est pas tout ça… Que l’écueil ait gigoté ou non, parviendra-t-on à se renflouer ?… »

Cette observation devait répondre à la préoccupation générale. Mais, on le comprend, aucune réponse ne pouvait être faite.

« Allons, les gars…, reprit Férut en ricanant, ne parlons pas tous à la fois !… Est-ce que le Saint-Enoch va rester sempiternellement accroché comme une huître à sa roche ?…

— Non, répliqua une voix que l’équipage connaissait bien.

— C’est vous, maître Cabidoulin, qui avez dit « non » ?… demanda Jean Kardec.

— Moi…

— Et vous nous assurez que notre bâtiment finira par démarrer d’ici ?…

— Oui…

— Quand ?…

— Quand le monstre le voudra…

— Quel monstre ?… s’écrièrent à la fois plusieurs matelots et novices.

— Le monstre qui a saisi le Saint-Enoch, qui le retient dans ses bras ou dans ses pinces… le monstre qui l’entraînera au bout… à moins que ce ne soit au fin fond du Pacifique ! »

Ce n’est pas à cette heure que l’équipage eût songé à plaisanter Jean-Marie Cabidoulin sur ses krakens et autres serpents de mer ! Il lui semblait bien que le tonnelier avait raison contre le capitaine Bourcart, le second, le docteur Filhiol, contre tous ceux qui, jusqu’alors, se refusaient à partager sa manière de voir.

Maître Ollive de s’écrier alors :

« As-tu fini… vieux radoteur ?… »

Mais un murmure s’éleva, et il fut visible que l’équipage tenait pour le tonnelier.

Oui ! à tous ceux qui l’écoutaient, cela parut être l’évidence même… Un monstre gigantesque désolait ces parages, et, sans doute, celui-là qui avait été signalé par les pêcheurs de Pétropavlovsk !… C’est lui qui a brisé les embarcations, les coques de navires dont on a rencontré les épaves !…

C’est lui qui a éventré les baleines aperçues à la surface de la mer !… C’est lui qui s’est jeté sur le Repton et l’a entraîné par le fond !… C’est lui qui a saisi le Saint-Enoch et le retient dans une formidable étreinte !…

M. Bourcart, ayant entendu maître Cabidoulin, se demandait si sa déclaration n’allait pas déterminer une panique. Son second, ses officiers et lui descendirent de la dunette.

Il était temps… peut-être même était-il trop tard !…

Oui ! l’épouvante ne permettrait plus à ces hommes de conserver leur sang-froid… La pensée qu’ils se trouvaient à la merci d’un formidable animal les rendrait rebelles aux observations, aux ordres de leur capitaine… Ils n’écouteraient plus rien, et ils cherchaient déjà à se jeter dans les embarcations !… Quelques-uns des maîtres, qui ne se possédaient plus, donnaient l’exemple !…

« Arrêtez… arrêtez ! cria le capitaine Bourcart. Le premier qui essaie de quitter le bord, je lui casse la tête !… »

Et, à travers la fenêtre de sa cabine, il saisit un revolver déposé sur la table.

M. Heurtaux, les lieutenants Coquebert et Allotte se joignirent à leur chef. Maître Ollive se précipita au milieu des matelots afin de maintenir l’ordre. Quant au capitaine King, il ne serait plus écouté des siens !…

Comment arrêter ces gens affolés à cette pensée que le monstre pouvait les entraîner dans les gouffres de l’Océan…

Et, voici même que de nouvelles secousses ébranlèrent le navire. Des oscillations le portèrent tantôt sur bâbord, tantôt sur tribord. La coque sembla se disloquer. Les mâts gémirent dans leur emplanture. Quelques galhaubans larguèrent. La barre du gouvernail