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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/342

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POUR L’HONNEUR

Cette phrase était une question, mais « la vieille dame », qui aimait autant ne pas mentir à son neveu une seconde fois, jugea n’y point devoir répondre.

« Cela s’arrangera quand même, reprit Pierre, en réprimant un sourire moqueur tout prêt à soulever sa moustache, le mutisme de sa tante équivalant à un aveu pour lui. Si vous m’affectionnez un peu, vous en viendrez à le désirer. »

Elle le considéra curieusement.

« Est-ce que tu penserais à épouser cette petite ?

— Nous parlerons de cela plus tard. Écoutez d’abord ce que je vais vous dire. »

Et, longuement cette fois, dans tous ses détails, avec une chaleur d’âme qu’il s’efforçait de rendre communicative, le jeune homme redit la navrante aventure survenue à Legonidec et tout ce qui s’ensuivit pour le malheureux.

« Puisque vous me forciez à parler, j’ai dû employer devant Greg des termes qui atténuassent les faits, conclut-il. Mais le mot « association » est un leurre : c’est vol qu’il y a eu ; non vol prémédité, ni même conscient, mais vol consenti, néanmoins, par le silence gardé vingt-cinq ans. Dès lors, quel était notre devoir, à nous ? Répondez.

— Je t’avais exprimé à ce sujet ma façon de penser. Sans nier la dette, tu pouvais sauvegarder nos intérêts. »

Il secoua la tête.

« J’ai agi comme le commandaient la justice et le soin de notre honneur.

— Tout ça, c’est des grands mots !

— Vous voulez dire de grandes choses. »

Et, lui prenant les deux mains, essayant de transfuser à cette âme obtuse un peu de la clarté qu’il sentait illuminer la sienne, Pierre ajouta :

« Je vous en prie, ma tante, ne fermez pas volontairement les yeux à une vérité qui aveugle. L’honneur est le miroir où la conscience se juge. À la moindre tache, elle se sait déchue et connaît sa honte… Je veux voir clair en moi, pouvoir lever la tête et serrer la main des honnêtes gens : l’oncle Charlot pense de même.

— Oui, articula le paralytique avec toute la netteté, l’énergie dont il était capable.

— C’est une satisfaction qui vous coûte cher, observa Caroline avec amertume : seize cent mille francs !

— Mais aussi l’ouvrage est proprement fait ! » répliqua Pierre, une fierté joyeuse dans ses yeux noirs.

Pour le coup, cette étonnante repartie laissa Mme Saujon bouche bée.

Elle le considéra du regard dont on contemple l’incompréhensible.

Il riait, amusé, mais sans ironie, sans même une pointe de malice.

Après tout, pour cette pauvre femme, la fortune qu’on lui arrachait était la moitié de son cœur… Elle n’avait pas encore trop crié durant l’opération, pas autant que Pierre l’avait redouté : allons, elle se résignerait.

Il allait se mettre avec une activité double à la reconstitution de leurs vignobles : elle ne connaîtrait pas la gêne ; il s’en portait garant.

Doucement, il le lui dit.

« Que pensera-t-on de nous dans le public ? gémit-elle.

— Nous ne devons de comptes à personne. »

Elle se récria :

Comment ! nous aurons agi avec une telle générosité ; nous fondons une œuvre charitable, et on ne le saurait pas ?

— Pas par nous, tout au moins.

— Mais alors… à quoi bon ?

— À faire notre devoir. Notre silence, dans ce cas-là, c’est une garde montée devant l’honneur de l’oncle Odule. Comprenez-vous ?

— Non, avoua-t-elle candidement.

— Si nous avions profité de sa fortune, nous fussions devenus ses complices ; nous voici hors de cause ; mais son honneur, à lui, est entre les mains de ceux qui savent… »

Elle se leva, et, soupirant :

« Je vais renvoyer ma femme de chambre, puisqu’il nous faut vivre avec économie.

— Pourquoi cela ? Vos revenus vous permettent de vous faire bien servir.