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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/344

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MADAME LA PRINCESSE

neuve, avait un réel talent ; et les tziganes de Tchnaïpwatsoki étaient des tziganes comme il y en a beaucoup, mais merveilleusement costumés.

L’été dernier, parmi les hôtes de distinction descendus au grand hôtel des Douze-Monarques, M. Saturnin comptait à la fois, et non sans orgueil, le plus gros bonnetier d’Angleterre : dix millions sterling de fortune, une femme, quatre filles, un fils ; le plus grand fabricant de jambons des États-Unis : cent cinquante millions de dollars de fortune, pas de femme, onze enfants, deux gouvernantes ; le plus grand armateur du monde : fortune insensée, pas de famille, trois secrétaires ; puis un comte portugais, ancien chambellan du feu roi, très laid, très vieux, très avare, mais très orgueilleux, flanqué d’une épouse du même acabit ; un secrétaire d’ambassade russe ; un Indien moitié rajah et moitié rastaquouère ; Mlle d’Almaviva, prima donna de l’Opéra de Calcutta ; deux ou trois actrices de grands théâtres étrangers ; quelques personnages de moindre importance ; et enfin M. et Mlle François.

On se demande peut-être comment M. Saturnin et M. Shampernoon avaient pu consentir à accueillir des baigneurs portant des noms aussi roturiers. Mystère ? Pas le moindre mystère. M. François, jeune homme de vingt-cinq ans, et sa sœur, un peu plus jeune que lui, avaient télégraphié d’Amboise pour retenir d’avance un appartement complet, cent francs par jour sans la bougie, ni le service, et ma foi !…

Au surplus, pour n’avoir pas à rougir en parcourant les multiples colonnes du tableau, placé bien en vue dans le grand vestibule, sur lequel on inscrit les noms des voyageurs, Mme Saturnin avait eu l’ingénieuse idée d’écrire : « Appartement no  3. — M. et Mlle François d’Amboise. » Comme cela, l’honneur des Douze-Monarques était sauf. Lorsqu’un jour, en passant, la jeune fille avait voulu faire une observation, Mme Saturnin, un peu choquée au fond de se voir si mal comprise, avait répondu que, l’inscription étant gravée — elle a des expressions superbes, Mme Saturnin ! — il était impossible d’y rien changer. Mlle François sourit, haussa les épaules et, bon gré mal gré, elle et son frère durent rester M. et Mlle d’Amboise pour le personnel et les commensaux de l’hôtel.

Ils avaient, d’ailleurs, fort peu de relations avec ceux-ci ; ils prenaient leur déjeuner dans leur appartement, dînaient le plus souvent dehors, rarement à la table d’hôte (oh ! par petites tables, bien entendu !  !) et faisaient au grand salon des apparitions qui n’étaient ni longues, ni fréquentes. Deux ou trois fois, pourtant, on avait eu le plaisir d’avoir le frère et la sœur pendant toute une soirée, notamment à l’occasion d’un concert intime, donné au profit des pauvres, par et pour les hôtes des Douze-Monarques, exclusivement, ainsi d’ailleurs que l’avait raconté, le lendemain, le journal l’Abeille de V***. Au cours de ce concert, sans se faire prier le moins du monde, Mlle François avait chanté avec son frère, et de merveilleuse façon, ce bijou de duo, la chanson de Magali, de Mireille. Mlle d’Almaviva avait même eu le bon goût de tenir le piano d’accompagnement pour la circonstance et de donner le signal des applaudissements.

« C’est égal, disait-on, ils sont bien mystérieux.

— Hé ! hé !… » faisait le diplomate russe, avec un air entendu.

D’où l’on avait conclu « qu’il savait quelque chose ».

Or, que peut savoir un diplomate, qu’il ne veuille pas dire ? Évidemment ce qui concerne les grands personnages, les altesses, les princes du sang… Mais, alors, ce serait un incognito admirablement gardé ?… On accablait de questions M. le secrétaire d’ambassade, qui demeurait de plus en plus impénétrable.

De là à décider que M. et Mlle François étaient grand-duc et grande-duchesse dans l’empire des tzars, il n’y avait qu’un pas ; il fut vite franchi, et le comte portugais, M. de Colaho, émit l’avis que les deux jeunes gens étaient plutôt nés d’un mariage morganatique royal ou impérial. Cette opinion fut unanime-