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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/356

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bien que mal, les matelots dans la cale et dans le poste.

Tel avait été le dénouement de cette situation, en ce qui concernait du moins le phénomène provoqué par un irrésistible mouvement du seuil océanique entre le cinquantième et le soixante dixième parallèle.

Maintenant, qu’allaient devenir les naufragés du Saint-Enoch et du Repton.

M. Bourcart et le second avaient pu retrouver leurs cartes au milieu des débris du carré. Éclairés par la lueur d’un fanal, ils cherchaient à établir la position du Saint-Enoch :

« C’est depuis le soir du 22 jusqu’au soir du 23 octobre, dit M. Bourcart, que cette lame l’a emporté vers le nord-ouest de la mer polaire…

— Et avec une vitesse qu’on ne peut pas estimer à moins de quarante lieues à l’heure !… répondit M. Heurtaux.

— Aussi, déclara le capitaine, je ne serais pas surpris que nous eussions atteint les parages de la terre de Wrangel. »

Si M. Bourcart ne faisait point erreur, si la banquise s’appuyait sur cette terre voisine de la côte sibérienne, il n’y aurait qu’à traverser le détroit de Long pour gagner le pays des Tchouktchis, dont la pointe la plus avancée sur l’océan Glacial est le cap Nord. Mais peut-être était-il regrettable que le Saint-Enoch n’eût pas été rejeté plus à l’ouest sur l’archipel de la Nouvelle-Sibérie. À l’embouchure de la Léna, le rapatriement aurait pu s’accomplir dans des conditions meilleures, et les bourgades ne manquent pas en cette région des Yacoutes que traverse le cercle polaire.

À tout prendre, la situation n’était pas désespérée. Les naufragés n’étaient pas sans avoir des chances de salut. Il est vrai, que de fatigues, que de privations, que de misères !… Cheminer pendant des centaines de milles sur ces ice-fields, sans abri, exposés à toutes les rigueurs de ce climat dans la saison hivernale !… Et encore fallait-il que le détroit de Long fût solidifié par le froid dans toute sa largeur pour permettre d’atteindre la côte sibérienne.

« Le plus grand malheur, fit observer M. Heurtaux, est que les avaries du Saint-Enoch ne soient pas réparables !… Il eût été possible de creuser un canal à travers le champ de glaces, et notre navire aurait pu reprendre la mer…

— Et, ajouta M. Bourcart, nous n’avons pas même une seule embarcation !… En construire avec les débris du Saint-Enoch, pouvant contenir une cinquantaine d’hommes, y parviendrons-nous, les vivres ne nous manqueraient-ils pas avant qu’elles eussent été achevées ?… »

Le jour reparut, et c’est à peine si le soleil montra son disque blafard, sans chaleur, presque sans lumière, au-dessus de l’horizon.

L’ice-field se développait à perte de vue vers l’ouest et vers l’est. Au sud s’ouvrait ce détroit de Long, encombré de glaçons, dont l’hiver allait faire une surface ininterrompue jusqu’au littoral asiatique. Il est vrai, tant que ces parages ne seraient pas pris sur toute leur étendue, M. Bourcart et ses compagnons ne pourraient les franchir pour gagner le continent.

Tous quittèrent le bord et le capitaine fit procéder à la visite du Saint-Enoch.

Il n’y eut à se faire aucune illusion. Coque écrasée contre la banquise, varangues fracassées, membrures rompues, bordages largués, quille détachée au talon, gouvernail démonté, étambot faussé, autant d’avaries impossibles à réparer, ainsi que le déclarèrent, après examen, le charpentier Férut et le forgeron Thomas.

Il n’y aurait donc à choisir qu’entre deux partis :

Ou se mettre en route le jour même, en se chargeant de tout ce qui restait de vivres, et remonter à l’ouest, vers cette partie de la mer peut-être prise par les glaces jusqu’au littoral sous l’influence du courant polaire.

Ou établir un campement au pied de la banquise et l’occuper en attendant que le passage du détroit de Long devînt praticable à des piétons.

Le pour et le contre se rencontraient dans ces deux projets. En tous cas, il ne pouvait être question d’hiverner à cette place jusqu’au retour de la saison chaude. En admettant que l’on