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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/375

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ANDRÉ LAURIE

Nicole à Colette.
Laager de Hammans-Kraal,
18 juillet 1901.
« Ma sœur d’élection,

« Nous sommes ici, depuis quelques jours, sous les ordres de mon père récemment élu chef de ce commando. Déjà le Seigneur, dans sa miséricorde, a daigné bénir nos armes et faire éprouver à l’ennemi la puissance de notre bras. Dans une rencontre récente, nos hommes, au nombre de soixante-dix, mirent en fuite une force anglaise considérable et, après un combat acharné et sanglant, eurent la satisfaction de leur prendre deux canons, ainsi qu’un troupeau de bœufs gardés en camp retranché. De sorte que nous avons le plaisir, non seulement de nous ravitailler aux dépens de l’ennemi, mais encore de le voir bientôt sans doute décimé par ses propres munitions.

« Ma mère se trouve en ce moment dans un état de santé précaire. Outre les privations de tous genres auxquelles elle est exposée, elle a grand’peine à se remettre du coup douloureux qui la frappa : la perte de son dernier-né, le petit Alexandre, nommé en souvenir de votre père et venu au monde pendant une marche forcée, qui n’a pas résisté à ces fatigues, trop fortes pour son petit corps débile. Dieu nous l’avait donné le vingtième jour du mois de mai ; il s’endormit pour toujours dans le Seigneur le 25 du même mois ; et, depuis, ma mère n’a pu recouvrer ses forces.

« Pour nous, grâce à Dieu, ceux qui restent des nôtres se maintiennent ; le père semble chaque jour plus fort et plus vigoureux et paraît puiser une résolution nouvelle dans chaque heure qui s’écoule et rend plus imminente la défaite et la dispersion totale des forces anglaises. Ce n’est, nous dit-il, qu’une question de temps ; tant qu’un Boer respirera l’air libre de la patrie, il se dressera pour chasser l’envahisseur, le renvoyer sans pitié de ce pays qu’il souille par ses vices et sa cruauté. Le Seigneur a déjà permis que son orgueil fût abaissé en cent rencontres, par ceux qu’il ose nommer « une poignée de paysans révoltés », et qui sont des hommes libres défendant l’intégrité de leur sol et de leur foi ! Sa droite s’est étendue sur nous : il nous a miraculeusement protégés, il a permis qu’un nombre infime de patriotes à peine armés pussent résister à la puissance de cette arrogante nation qui, non contente de mobiliser contre nous des forces trente fois supérieures, a jeté son or sans compter pour se procurer les engins les plus meurtriers comme les plus perfectionnés.

« Mais en vain ! Où que nous rencontrions les armées anglaises, — et malgré les mensonges que, dit-on, leurs correspondants répandent en Europe, vous devez avoir appris la vérité, — elles fondent devant nous comme la neige devant le soleil du printemps.

« Le méchant s’était élevé dans les hautes places, dit mon père, selon les paroles des Saintes Écritures.

« Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.

« Ainsi arrive-t-il journellement : et ces soldats de carrière fuient avec une hâte si grande devant nos fermiers, qu’ils ne prennent la peine de sauver ni leurs canons ni leurs blessés.

« C’est à croire que nous sommes invulnérables, et que notre regard courroucé suffit à foudroyer nos ennemis. Le nombre de leurs morts est en toute rencontre en disproportion étrange avec les nôtres. Le Dieu des armées est avec nous. D’ailleurs, notre cause est juste, la guerre qu’ils nous font est impie, et jamais le Seigneur n’abandonna les siens. C’est donc avec la plus ferme résolution que nous attendons la fin de cette guerre, bien décidés à ne jamais céder et à donner jusqu’au dernier de nos enfants pour soutenir la lutte. La victoire finale nous restera. Pas une seconde nous n’en avons douté.

« Les Anglais se montrent sur le champ de bataille d’une étrange férocité. Et, nous jugeant par eux-mêmes, ils croient les Boers capables de porter une main criminelle sur un ennemi désarmé, d’achever les blessés, de refuser la sépulture aux morts. Je les ai vus, moi-même, pris de panique, mettre bas les armes et nous supplier d’épargner les blessés !…

« Et en parcourant ces plaines mortuaires, en pleurant sur tant de jeunes vies fauchées