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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/63

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ANDRÉ LAURIE

noir lorsque l’ennemi médite seulement de le perpétrer, doit bien avoir sa gravité aussi quand c’est vous-même qui l’exécutez. Puisque vous abordez ce sujet délicat, je vous confesserai, monsieur Mauvilain, que j’ai eu plus d’un moment de malaise à cet égard. Ce canon et ces obus sont de ma façon ; ils m’appartiennent ; je n’ai cédé à personne le droit de s’en servir. Il est vraiment pénible, je vous assure, de les voir, sans mon aveu, mis en service et porter des coups mortels… »

La figure du Boer s’assombrit. Il se dressa sur ses pieds.

« Calmez vos scrupules ! fit-il assez rudement. Ils sont hors de saison puisque vous n’avez pas voix délibérative. Le canon, les obus dont vous parlez sont à moi jusqu’à plus ample informé, comme prise de guerre. Je les ai saisis sur l’ennemi ; peu m’importe qui les a fabriqués et d’où ils viennent. Je ne veux pas le savoir. Mon seul tort, ajouta-t-il après un silence, a été de ne pas faire passer par les armes, sur l’heure, le vil espion qui voulait les tourner contre nous ! Ce sera une leçon !… Mais je garde le canon et les obus qui restent. »

Brusquement il tourna le dos et Weber le vit s’éloigner à grands pas, puis marcher de long en large, absorbé dans son idée fixe, sombre, taciturne — un tout autre homme que le brave colon au visage épanoui, à la main ouverte, à la bonne et lourde gaieté, qu’il avait connu jadis, gouvernant sa famille, cultivant son jardin, scrupuleux sur le tien et le mien, et à cent lieues, certes, de songer jamais à porter une main violente sur le bien d’autrui.

« Ô guerre, voilà de tes coups ! se dit le bon Weber secouant sa tête grise. Quel est donc le mystère de ton excuse ? Quel génie malfaisant te déchaîne sur les hommes ? Pourquoi es-tu venue troubler le cours de ces paisibles existences, fomenter dans ces cœurs honnêtes les passions de rapine, de carnage et de destruction ? Qu’avaient-ils fait pour qu’un pareil fléau s’abattit sur eux ? Songeaient-ils à asservir leurs voisins ? Leur cherchaient-ils querelle ? Leur refusaient-ils le droit de vivre ? Ou bien, pervertis par la prospérité, nation pourrie et décadente, offraient-ils au monde, comme ces villes antiques dont parle la Bible, ces spectacles de démoralisation qui arment les justiciers et appellent le feu du ciel ? Hélas ! simples et laborieux, pacifiques et sobres, ils ne cherchaient noise à personne, et, dans le désert où ils étaient venus s’établir, ils ne voulaient que l’indépendance. Être libre et paisible, c’est trop demander ! Il faut guerroyer coûte que coûte, ou mettre le cou sous le joug. Énigmatique destinée ! Cruelle loi qui, en un jour, du mouton inoffensif fait un loup dévorant, de la colombe un oiseau de proie, de l’homme juste un brigand, de grasses prairies un champ de carnage et sur l’essor de l’industrie humaine fait retomber le chaos !… »

Ainsi ruminait Weber, très affecté de l’attitude nouvelle de Mauvilain, et ne se doutant guère qu’avant la séparation l’enragé patriote lui tenait en réserve d’autres surprises.

Car, ainsi que l’avait prédit M. Lhomond, il y avait eu par tout le kopje des pleurs et des lamentations quand la nouvelle avait éclaté du départ imminent des Massey. Lady Theodora, en particulier, refusait d’être consolée ; elle était convaincue, disait-elle, que son frère ne guérirait pas si Gérard n’était présent pour achever la cure, et beaucoup d’autres convalescents pensaient de même pour leur propre compte, quoique tous n’exprimassent pas leurs regrets avec le même abandon que la belle dame, habituée à voir tout plier devant elle.

Chez la famille Mauvilain, la consternation n’était pas moindre. Dame Gudule avait rencontré en Mme Massey une amie et une conseillère qui, plus d’une fois, lui avait allégé les responsabilités écrasantes d’une nichée de quatorze enfants au bivouac. Les gars s’étaient pris d’un attachement profond et silencieux pour Henri et Gérard, honorant leur dévouement à la cause de l’humanité, admirant leur personne et leurs manières et se les proposant secrètement pour modèles. Quant à la troupe des jeunes filles et des petits, ils étaient tous, depuis les premiers jusqu’aux derniers.