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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/25

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Elle, de son côté, sera enchantée d’accueillir un vaudevilliste de talent : je crois que cette sorte de bête curieuse manquait encore à sa ménagerie. Par exemple, je ne vous engage point à y conduire trop souvent mademoiselle votre fille : on y coudoie, comme vous pouvez le présumer, une foule un peu mélangée…

— Hum ! Mademoiselle ma fille est habituée à aller partout… C’est une indépendante. Il y a un M. Schlinder ?

— Mais comment donc ! C’est un homme cocasse et pas gênant. On ne le voit jamais : il passe son temps à élever des cochons d’Inde… une vraie passion ! Il ne s’intéresse qu’à ses cobayes, en achète le plus possible, et pleure d’attendrissement en songeant que ceux-là, du moins, échapperont à la vivisection.

— Je vois que vous êtes très lié avec Mme Schlinder.

— Pensez donc ! je suis journaliste : elle me couve comme une poule aux œufs d’or : c’est moi qui fais rendre compte de ses soirées par un de nos rédacteurs… qui lui apprends les arrivées de personnages d’importance, et racole, à l’occasion, des célébrités pour ses salons… Elle m’adore.

— Le lui rendez-vous ?

— Je n’ai pas dit : « elle m’aime ». Je ne suis point fat. Sur ce, mon cher, il faut que je file à l’Écho… M’accompagnez-vous jusqu’à l’avenue de la Gare ?… Et puis, c’est entendu, n’est-ce pas, cette visite à la villa des Mélèzes ? Mme Schlinder voudra absolument vous connaître…

Lorsque cet homme aimable et loquace nous quitte enfin à la porte de son journal, après nous avoir fait promettre d’assister au défilé du Carnaval sur la terrasse de l’Écho de Nice, parce que, des fenêtres de son bureau, on voit passer tous les chars (d’ici deux mois nous avons le temps d’en reparler), je déclare à papa :

— Il est très gentil, Max Hubertin… Il me plaît beaucoup…

— Oui, il est assez agréable… Si nous allions dîner à présent ?

Nous allons dîner avec l’appétit solide des gens qui n’ont pas de préoccupations.

Eh bien, non. Je mens à moi-même. Une préoccupation inepte m’obsède depuis cet après-midi.

La cause ? Insignifiante : une rencontre.

Je me demande même comment il se fait que j’aie gardé, si présent à la mémoire, cet incident.

Voici. C’était après le déjeuner. Je me trouvais seule sur la promenade des Anglais, tandis que papa paressait dans sa chambre. À la hauteur de la Posada (l’établissement de bains), je m’arrêtai, m’accoudant à la balustrade.

Je regardais, en bas, les petites vagues d’écume mousseuse lécher les cailloux à jet régulier. Au-dessous de moi, deux promeneurs, descendus sur la grève, causaient, assis au soleil, et remuaient des pierres du bout de leur canne. En général, on ne va pas à cet endroit, on reste sur la promenade. Je les considérais donc avec un peu d’étonnement. Je ne voyais pas leur visage : j’apercevais seulement un feutre mou de nuance verdâtre, couvrant des cheveux grisonnants, et un chapeau melon sur une tête brune.

Tout à coup, le « chapeau melon » se retourna vers moi, par hasard, et me lança un coup d’œil admiratif… Je distinguai un visage pâle, ombré d’une fine moustache noire. Après m’avoir contemplée, le chapeau melon, poussant du coude son compagnon, murmura :

— Regardez donc, mon cher : la jolie fille !

Ma figure provoque assez souvent une exclamation analogue. On me trouve jolie : je le sais depuis longtemps. Je suis de ces blondes qui plaisent parce qu’elles ont la vivacité sémillante des brunes, en plus doux. La phrase ne fut point pour me surprendre, et, dite à demi-voix, ne me gêna pas : je pouvais n’avoir rien entendu.

Mais le « feutre mou » leva le nez à son tour, par curiosité. Et j’éprouvai une drôle d’impression… Je ne vis de lui que ses yeux, des yeux verts et bleus, d’une pâleur, d’une transparence étranges, qui ressortaient dans le cerne bistré de la paupière lourde. Leur regard, las et rêveur, s’appuya un instant sur moi, puis se détourna. J’eus soudain la perception bizarre que ce regard m’avait touchée d’une façon concrète ; qu’il venait de se poser réellement sur moi : c’était la sensation sur ma joue d’un effleurement : le contact d’une chose ronde et froide…

Et, tout en me traitant de toquée, j’allais m’avouer que cette inexplicable illusion m’avait semblé très agréable, lorsque j’entendis le feutre mou dire à son ami, et de quelle voix dédaigneuse :

— Vous êtes toujours le même, mon cher Henri ! Qu’une femme passe : vous voilà hors de vous. Ah ! cœur de collégien !

Sur ces mots, ils s’éloignèrent dans la direction des escaliers, pour remonter sur la promenade. De temps en temps, celui qui s’appelait Henri se retournait de mon côté, d’un air de regret. Mais je me souciais bien de lui !…

C’était l’autre qui m’attirait, qui m’intéressait et que j’aurais voulu voir se retourner ainsi.