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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/27

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je sens que je m’embrouille. En tout cas, j’ai agi stupidement…

Fut-ce bien moi qui laissai tomber — à dessein — le petit sac que je tenais à la main : ruse maladroite qu’il comprit de suite ?… Et après, lorsqu’il l’eût ramassé, pourquoi, sans réfléchir, ai-je répondu aux paroles qu’il m’adressa ?… Conversation banale où nous échangeâmes des propos vagues, gardant une telle réserve qu’au bout d’une demi-heure de causerie, j’ignorais encore tout de lui et ne lui avais rien dit de moi…

Il avait des manières bizarres en me parlant : il regardait autour de lui, comme s’il eût cherché quelqu’un…

Enfin, comprenant mon inconséquence, je me levai brusquement, je le quittai et rentrai boulevard Dubouchage. Et depuis, c’est idiot, je ne pense qu’à cette rencontre sans savoir pourquoi… J’y songeais en sortant de nouveau accompagnée de papa ; en écoutant Max Hubertin, tout à l’heure… Voyons ! Nicole, libre Nicole, vas-tu te laisser dévoyer peu à peu par l’existence trop facile qui t’est faite ?… Les petites filles — quelque délurées qu’elles soient — ont-elles donc besoin d’un frein, d’une entrave, pour ne pas déraper ?… Ô papa !… Je me conduis en ce moment comme une écervelée ; voici la deuxième fois que je me laisse aborder par un inconnu, au dehors, ainsi que se comporterait une jeune coureuse…

La première fois, passe encore : il s’agissait d’une méprise ; j’ai confondu Paul Bernard avec son chauffeur… Mais, aujourd’hui, pas l’ombre d’une raison… Pis même : c’est moi qui ai suggéré, sciemment, l’entrée en matière…

Alors, quoi ? Serais-je assez folle pour m’éprendre d’un homme parce qu’il a les yeux pers ? Avoir un « béguin » soudain pour un inconnu équivoque, un rastaquouère probablement, un sale rasta aux doigts bagués, à la voix rauque…

— Nicole, est-ce le souvenir de Max Hubertin qui hante tes prunelles songeuses ? Je vais me méfier de lui, tu sais. Je t’ai adressé trois fois la parole, et tu n’as pas semblé m’entendre. Parbleu ! tu es en train de devenir amoureuse de l’élégant Max !

Je sursaute : en face de moi, mon père souriant, railleur, me fixe de ses beaux yeux clairs qui regardent sans voir…



CHAPITRE VI


Chaque fois que je pense des choses raisonnables, c’est que je vais commettre une sottise : ça ne rate jamais.

Hier, je m’étais couchée, croyant prendre de sages résolutions, et aujourd’hui, laissant papa excursionner seul du côté de la Principauté — il semble avoir du goût pour Monte-Carlo depuis quelque temps ! — j’arpente la promenade des Anglais en sachant bien, hélas ! ce que j’y viens chercher… J’ai mis mon chapeau de mélusine ocre claire, dont la nuance rappelle celle de mes cheveux, et le grand manteau de laine blanche qui m’enveloppe comme une gandoura ; j’enfouis, par moment, mes lèvres chaudes dans la fraîcheur d’une botte de violettes. Je me sens des yeux inquiets, guetteurs, et j’éprouve une espèce de coquetterie anxieuse…

Viendra-t-il ?… Je l’ai quitté soudainement, sans qu’il m’eût parlé d’un rendez-vous… mais nos yeux, d’un accord tacite, s’étaient entendus… Et il a l’air de terriblement comprendre ce langage-là, mon inconnu d’hier.

Il y a plus de monde sur la promenade. Janvier s’approche, amenant chaque jour de nouveaux hivernants. L’Écho de Nice mentionne les arrivées nombreuses dans sa rubrique mondaine. Et ces hommes qui me croisent ou me dépassent, se retournent tous sur moi. Imbéciles ! Si je pouvais en gifler un… Ah ! ça, est-ce bien moi qui m’irrite parce qu’on me regarde, moi si coquette d’habitude ? Décidément, aujourd’hui, « je ne suis pas dans mon assiette ».

J’ai à peine dépassé la Posada qu’il est devant moi, saluant d’un coup de chapeau bref, qui découvre un instant sa tête châtain-fauve, aux tempes grisonnantes. Et tout de suite, il cause nonchalamment, sur un ton familier, comme si nous nous connaissions de longue date… ça n’est pas maladroit, mais la ruse est inutile. Il cherche à me mettre en confiance : à quoi bon ! ce n’est pas de lui que j’ai peur, c’est de moi. Cette folie incompréhensible m’effraye…

Je m’abandonne irrésistiblement à l’entraînement qui me pousse vers lui, ainsi qu’un nageur se laisse voguer au fil du courant traître… Saurai-je reprendre pied ?

Tout en marchant, je le détaille de côté, et, comme il s’en aperçoit, il baisse les yeux pour ne pas gêner mon regard, avec une rouerie coquette de femme. Que ses prunelles glauques me plaisent, stagnant, telles des gouttes d’eau trouble, sous les paupières bizarrement fendues ! J’aime son teint fatigué, le lacis imperceptible des petites rides, le cerne mauve et brun qui creuse l’arcade sourcilière, tous ces indices de maturité qu’accuse encore le soleil implacable et qui me charment parce que je suis très jeune, aussi bien que ma fraîcheur, ma verdeur de fruit nouveau, doivent le séduire parce qu’il est déjà âgé.