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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/36

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— À Paris. C’est un ami de papa.

J’ai menti avec cet aplomb imperturbable, cet air de véracité, qui font du mensonge féminin un chef-d’œuvre unique.

Paul ne doute pas une minute. Il reprend son questionnaire :

— Vous flirtez avec lui ?… Pas sérieusement, au moins ? Ce serait idiot, Nicole. Ce n’est pas un flirt pour vous.

— Pourquoi donc ça ?… D’abord, je vous ferai remarquer que vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde point. En admettant même que je m’éprenne de lui, vous devriez vous réjouir pour demeurer logique.

— Hein ?

— Dame ! N’avez-vous pas déclaré que, seule, la désillusion d’une première aventure pourrait m’amener à vous selon votre opinion ?… Ainsi, l’intérêt doit vous porter à me souhaiter, au plus tôt, un amoureux.

— Pas celui-là… Vous ne le connaissez pas. C’est un être malade et compliqué, indéchiffrable… Déplaisant, d’ailleurs. Incapable d’aimer. Qu’est-ce qui vous a séduite en lui ?… Son prestige d’homme connu ? Je vous jugeais moins « snobinette » !

— Pour cela, vous faites erreur… J’ai eu la preuve du contraire… je ne veux pas vous dire comment. Au surplus, rien ne vous assure que je sois séduite… Je cause cinq minutes avec un monsieur : d’un coup, vous me décrétez conquise. Me croyez-vous de salpêtre ?

— Il me suffit de voir vos yeux quand vous le regardez… Étrange Nicole… Claudières est vieux, pourtant.

— Non. Et puis, quand même… Si je l’aimais, c’est justement ce que j’aimerais en lui, cette patine du passé marquée sur un visage, et le souvenir de tant d’années que garde un regard profond… Je déteste les jeunes gens trop jolis, trop roses, trop frais… Les hommes sont comme le vin : c’est en vieillissant qu’ils commencent à prendre du goût.

— Nicole, vous ne raisonnez jamais avec l’esprit d’une fille de dix-huit ans. Vous avez, selon vos propos, trente ans ou douze ans. C’est la petite fille qui parle en ce moment.

— Je m’en moque : je raisonne comme je sens, j’exprime ma pensée, et ne me pique ni de sagesse, ni de discernement.

— Du moins, laissez-moi croire que vous êtes trop fière pour suivre votre penchant… sans être payée de retour.

— Sans être payée de retour ! Qu’en savez-vous ?

— Claudières est un blasé, doublé d’un curieux. Tout ce qui lui semble nouveau l’attire pour le lasser bientôt. Il ne recule devant rien pour satisfaire un désir inédit ou tenter une expérience ; puis, lorsqu’il en a assez il jette n’importe où ce qui l’a diverti une minute, sans plus se soucier de ce qu’il laisse derrière lui, avec le suprême détachement d’un sceptique égoïste que la vie n’a pas ménagé, il est vrai, à ses débuts. Votre jeunesse bizarre l’intrigue : défiez-vous.

— Vous le connaissez donc beaucoup ?

— On n’a pas besoin de voir souvent les gens pour les connaître, il suffit de les rencontrer à l’heure propice… La femme se livre à l’heure du berger, et l’homme à l’heure du Champagne… On connaît mieux un compagnon de fête qu’un ami de vingt ans. Je vous ai dit mes relations avec Claudières : nous nous sommes grisés dans les mêmes soupers. C’est un chercheur impitoyable, qui fouille partout, au hasard, sans se rebuter, dans tous les coins — avec une obstination de ramasseur de mégots — pour y découvrir son butin plus ou moins malpropre… Mais, comprenez-moi, sapristi !

— Vous me paraissez un peu trop partial, cher ami.

— Voici, devant nous, quelqu’un que vous pourrez écouter quand il parlera de son cher Claudières… C’est Camille Léon. Il n’a aucun intérêt à vous tromper, celui-là.

— Il en a un à tromper le monde. C’est de la publicité bien entendue. Quelle est la demi-mondaine qui ne se vante d’une liaison royale ? Et les turpitudes qu’on raconte sur un homme célèbre, ce sont les épines de sa gloire.

— Et quand cela serait faux ? Qu’importe !… Causons sérieusement : à quoi peut aboutir une aventure entre un homme de son âge et une jeune fille de dix-huit ans, voyons ?

C’est la seule objection à laquelle je ne sais que répondre. Et pour me venger, je riposte, agressive :

— Vous vous contredisez à chaque phrase… L’autre soir, en me désignant Jean Claudières, vous vous êtes écrié : « Voici l’homme qui serait votre type si vous le connaissiez. » Aujourd’hui, vous ne pouvez concevoir que je lui manifeste une sympathie toute superficielle. Il me faudrait lui témoigner une profonde aversion, pour vous faire plaisir !

Et je m’enfuis, afin de lui dérober ma rougeur souriante…

En rentrant, je constate que les musiciens, bien inspirés, ont quitté l’estrade, occupés à se restaurer de sandwiches et de petits fours. Un bruit de papotages et de cuillers égaye le salon