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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/50

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seule devant sa villa, je frissonnais d’appréhension à l’idée de le voir paraître, et maintenant qu’il est là, me voici redevenue l’aventureuse au gai sourire de persiflage : comment expliquer cette chose ?

On se comprend encore moins soi-même qu’on ne comprend les autres.

Jean me fait entrer dans le jardin, traverser le vestibule ; il ouvre la porte du salon, très sombre, éclairé seulement par le filet de lumière qui coule des volets mi-clos.

Ma gaieté tombe. Je suis chez lui… chez lui : c’est un fait nouveau, un geste de moi plus important que signifient ces deux mots brefs. Machinalement, je m’assieds dans un fauteuil ; je pose mon sac sur la table ; et, gênée, ne sachant quelle contenance prendre sous les yeux de Jean, je frotte énergiquement les ongles de ma main droite contre la paume de ma main gauche et vice versa. Cette opération, si elle fait briller les ongles, n’exerce pas la même action sur l’esprit de conversation. Un long silence semble ralentir l’heure. J’éprouve ce lourd malaise : l’impossibilité de trouver quelque chose à dire, durant ces minutes pesantes où chaque tic-tac de la pendule augmente mon embarras et paralyse mes mouvements.

Jean debout devant moi, reste également silencieux. Il paraît hésitant. Ma déplorable manie de vouloir découvrir ce qui se passe au fond d’un regard, derrière le rempart d’un front pensif, me fait deviner ses réflexions : par quelle parole commencer ? doit-il songer, pour n’avoir point l’air d’un jobard ou d’un brutal ? Le fait, pour une jeune fille, de venir seule chez un homme, est une acceptation tacite… La réserve, en tel cas, ne serait-elle point ridicule ? Mais jusqu’où pousser l’audace… Le femme sait si bien, avec une déconcertante impudence, se courroucer du geste d’attaque que son attitude même provoqua… Or, le voilà embarrassé pour la première fois, cet homme dont le métier est de faire des phrases, embarrassé parce qu’il me juge trop… ou pas assez… Et qu’il redoute autant d’agir avec délicatesse qu’avec grossièreté.

Mon mutisme obstiné l’irrite. Maintenant que nous sommes seuls, face à face, que nul ne viendra se jeter entre nous, une étrange contrainte nous tient éloignés, comme oublieux de nos baisers d’hier, ainsi que deux inconnus.

Jean se décide enfin, par une phrase bizarre. Il s’écrie, avec la mauvaise humeur d’un homme qui aurait fait plusieurs questions sans recevoir de réponse :

— Mais parlez donc !… Dites quelque chose !

Je le regarde, stupéfaite. Il ajoute :

— Oui. J’ai l’air de retourner les rôles, n’est-ce pas ? Je devrais prendre l’initiative de l’entretien en ma qualité d’homme — et d’hôte. Cependant j’estime plus logique de vous laisser l’offensive : vous, vous êtes fixée sur mes intentions, tandis que moi, je ne sais pas ce que vous voulez… Vous êtes mieux partagée que moi pour trouver ce qu’il faut dire.

S’interrompant, il éclate de rire et remarque :

— Hein ! comme la banalité des phrases toutes faites est un mal nécessaire. Dès qu’on exprime sa pensée telle qu’on la pense, sans l’habiller de lieux communs, on paraît incohérent.

Que son rire soit béni : me voici délivrée du silence ; je souris à mon tour, détendue. Jean vient s’asseoir sur un pouf, à mes pieds ; ses mains entourant mes hanches, sa tête à hauteur de la mienne. Sa figure a repris cette expression de douceur, si fugace, qui l’égaye parfois. Il me regarde de très près ; et j’aperçois mon visage reflété au fond de ses pupilles, comme dans l’éloignement de deux miroirs sombres. Il poursuit :

— Oui : que voulez-vous, en somme ? Je l’ignore. Vous êtes là et je suis heureux d’avoir obtenu cela, cette défaite à demi avouée par votre visite. C’est pourquoi je ne veux pas, d’un mot, d’un geste maladroit, rompre le charme. Ma situation est difficile : vous n’êtes pas comme les autres… Vous seriez semblable à celles qui sont déjà venues ici que je vous offrirais une tasse de thé ; et nous échangerions des idées sur la température cinq minutes avant de procéder à des actes plus décisifs… Vous riez et vous rougissez ? Contentez-vous de rire. Je suis embarrassé comme un écuyer habitué aux chevaux de manège devant une jeune bête sauvage qui n’a jamais senti la cravache.

— Bref, ça vous gêne d’être en présence d’une jeune fille ?

— Vous n’êtes pas une jeune fille, Nicole, pas tout à fait… Il y a autant de différence entre une vraie jeune fille et vous qu’entre vous et les femmes que j’ai connues… Vous êtes un mélange. Vous me faites penser à ces poisons où il entre tant de composés qu’ils défient l’analyse du plus habile chimiste.

— Merci pour poison : je souhaite de vous intoxiquer. Pourquoi ne suis-je pas une jeune fille, à votre avis ?

— Voyons, Nicole ! Oubliez-vous nos entrevues passées ? Vos abandons n’étaient plus ceux d’une jeune fille s’ils décelaient encore une maladresse virginale…

— Ah ! par exemple, pouvez-vous m’expliquer cette distinction subtile ?

— Rien de plus simple. C’est l’histoire de la