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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/56

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vient marteler mes tempes de chocs douloureux et réguliers.

Oh ! que je souffre ! Je suis envahie d’une détresse infinie, d’une désolation vague, comme s’il allait m’arriver quelque chose de triste… Les nerveux connaissent seuls ces heures d’humeur noire, si cruelles, où l’on a mal sans savoir pourquoi.

Par les intervalles des arcades, j’aperçois le quai du Midi, à ma droite. Quelques voitures de maîtres, de rares officiers à cheval passent, filant vers la promenade des Anglais. Tout à coup un cavalier attire mon attention : la coupe du profil, la moustache rousse, une façon de pencher la tête… je reconnais Paul Bernard. Il monte un demi-sang bai-brun, une bête superbe ; il se tient très bien à cheval. Il a cette élégance des gens chics qui sent toujours un peu le bon tailleur.

Mais comme son air détonne avec l’impression d’ensemble, la raideur de sa tenue, la fleur de sa boutonnière !… Son visage incliné dissimule la mélancolie de son front pensif et de son regard atone. À quoi songe-t-il ?

Hélas ! Lui sur le quai, moi dans la rue des Ponchettes — séparés seulement par une muraille où se creusent des arcades — nous avançons parallèlement, avec le même accablement, la même lassitude, traînant nos tristesses identiques sous le ciel de joie… Comme son cheval marche au pas, nous allons fatalement nous rejoindre au bout de la rue : pour éviter cette rencontre, je traverse la chaussée et m’enfonce dans la vieille ville. Je me mets à courir : il faut rattraper le temps perdu par ce détour. Sur le seuil des portes, des enfants déguenillés, des vieillards basanée, des filles tannées et débraillées me suivent au passage d’un regard inquisiteur et surpris. Je note au vol les détails entrevus de ce quartier pouilleux : les rues étroites percées en boyau, les maisons branlantes, où, pendues à une ficelle, des loques sèchent, d’une fenêtre à l’autre ; les trottoirs jonchés d’immondices, d’épluchures de légumes ; on y respire une odeur aigre d’ail et de misère.

J’ai suivi la rue du Malonat, la rue Centrale : je débouche enfin sur le boulevard du Pont-Vieux, délivrée.

Maintenant, j’ai hâte de voir Jean, de calmer ma fièvre dans ses bras. Mes jambes brisées ne vont plus assez vite. Pour franchir les quelques mètres qui me séparent des Algues, j’appelle une voiture, à bout de forces, rompue d’une étrange fatigue : c’est la réaction physique. En deux minutes, me voici devant la villa.

Je pousse la grille, je traverse le jardin : chaque chose — les œillets en bordure, le palmier du fond et les rideaux beiges, derrière lesquels je devine son regard embusqué — me rappelle ma première visite et ce qui suivit…

La porte du vestibule s’ouvre devant moi : une fraîcheur délicieuse me saisit au visage ; l’ombre me repose de cette chaleur ensoleillée du printemps précoce ; j’entre ici comme dans un asile : ma peur de l’autre jour ne m’a pas reprise ; c’est avec une joie confiante que je me retrouve en face de Jean ; je m’abandonne au plaisir tout simple de regarder sa figure que je n’ai pas vue depuis vingt-quatre heures ; et ses yeux qui me plaisent, ses yeux glauques comme deux gouttes de mer, ses yeux rêveurs de poète, ses yeux fourbes de félin…

Lui s’étonne in petto de la bonne humeur sans mélange que lui offre mon visage souriant : il pense à sa lettre. Il ne sait pas que, moi, je n’y songe plus, ayant dispersé ma mauvaise impression, mes reproches, en cours de route… Et comme il aime que je le déconcerte, le voici